Début septembre 1999, une vingtaine de chercheurs venant d’une dizaine de pays différents, se sont réunis à Peyresq autour du thème rarement abordé en histoire des sciences : la pensée numérique. Dans le livre de référence sur la pensée mathématique, les Éléments d’Euclide, les commentaires depuis toujours signalent la distinction opérée par Euclide entre ce qui concerne les nombres (livres VII à X) et ce qui concerne les figures (livres V, VI, XI, XII et XIII). De fait la théorie des proportions entre grandeurs est distincte de la théorie des proportions entre nombres. Toutefois, avec Descartes et Fermat, au XVIIe siècle, on considère généralement que fut opérée la jonction entre la géométrie (étude des figures et de leurs propriétés) et l’algèbre (écriture algébrique). Une jonction vraisemblablement préparée par un développement autonome de ce que l’on appelle la théorie des nombres, ou arithmétique. Il n’empêche, dans ce qui a longtemps accompagné l’enseignement des mathématiques, la musique est toujours restée du côté des nombres et de la combinatoire (étude des rythmes), l’optique et l’astronomie largement restées du côté de la géométrie (qui comporte bien sûr des formulations quantitatives). La notion de nombre elle-même a considérablement évolué, des nombres entiers aux nombres réels et aux nombres imaginaires. C’est dans le dernier tiers du XIXe siècle qu’il fut établi, moyennant la théorie des ensembles, que l’on pouvait construire le continu et la géométrie à partir des seuls nombres entiers (arithmétisation de l’analyse). Dès lors, une différence de statut se retrouvait entre le domaine de l’arithmétique et les diverses géométries. Et la force de l’arithmétique fut reconnue au XXe siècle, lorsque K. Gödel put démontrer, par réduction à un modèle arithmétique, que dans toute théorie mathématique axiomatisée décente il existait une proposition vraie, mais non démontrable à partir des axiomes de cette théorie. Le but de ce colloque, dont les Actes sont publiés, diffusés par Brepols, et également disponibles sur le Web (site Peiresc, Art et Science), n’était pas de faire une histoire des nombres, mais bien de traquer dans l’histoire et jusqu’aux mathématiques d’aujourd’hui, la présence d’une pensée du nombre distincte d’une pensée spatialisée.
Jean Dhombres
Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales