Ce titre est celui du colloque inaugural de Peyresq, que la Fondation Louis de Broglie eut l’honneur d’organiser en septembre 1980, avec mission de donner le ton pour l’avenir. On ne saurait mieux définir ce ton que ne le fit de Broglie lui-même :
« Il ne suffit pas de connaître la nature par la méthode expérimentale ou de s’exercer à manier le raisonnement mathématique : il faut aussi nous connaître nous-mêmes. Une culture générale vraiment digne de ce nom devra donc toujours comporter, en dehors de l’acquisition des connaissances scientifiques, une réflexion approfondie sur la complexité de la nature humaine et sur les divers aspects qu’elle présente, une initiation aussi à l’art de sentir et de vouloir. C’est là l’essence de l’humanisme et de la signification même de ce mot. Un humanisme moderne, même s’il doit devenir tout à fait indépendant de la culture gréco-latine, devra conserver ce caractère et pour cette raison il devra toujours réserver une place importante aux cultures littéraires. »
Louis de Broglie,
Nouvelles perspectives en microphysique, Paris, 1956.
Ce premier colloque réunissait sur un pied d’égalité, sans titres intimidants et sans badges flatteurs, des personnalités éminentes et des étudiants, de spécialités diverses, parfois hors de la physique. Le but était de passer en revue un certain nombre de grands problèmes que, souvent, la physique côtoie sans les regarder en face et qu’on oublie, tant l’habitude est prise de ne pas les comprendre qu’il devient plus confortable de les laisser comme des statues au bord du chemin en poursuivant la fuite en avant de la recherche quotidienne.
Ce colloque a laissé un gros livre de 600 pages qu’il est intéressant de parcourir, de nos jours, à commencer par l’ Introduction Générale des Editeurs (Simon Diner, Daniel Fargue et Georges Lochak) où l’on donne une impression générale des débats. Il en ressort une impression de physique éclatée en tendances différentes, voire contradictoires, et des grands thèmes : l’espace-temps et l’atomisme, en cosmologie, électromagnétisme, relativité, mécanique quantique, particules ; un renouveau de la mécanique classique avec des incidences sur les probabilités et les statistiques ; la thermodynamique de non-équilibre et l’horizon lointain d’une physique fondée sur les phénomènes évolutifs aboutissant aux états stationnaires ; la géométrisation de la physique ; la question toujours sans réponse du dualisme des ondes et des corpuscules et l’éternelle question du lien entre le continu et le discontinu ; l’étude des systèmes complexes et le rapprochement avec la biologie ; l’entrée de la non linéarité dans une physique trop sanglée dans le linéaire, surtout en mécanique quantique ; l’idée que la physique possède à la fois une universalité, une unité fondée sur de grandes lois, et de profondes déchirures par le mauvais raccord des grandes théories entre elles, malgré les prétentions à l’unification.
C’était il y a vingt-cinq ans et les problèmes posés étaient très honorables. On pourrait recommencer aujourd’hui avec quelques progrès et de rares perspectives nouvelles car la science avance moins vite en réalité que dans les communiqués faits pour flatter les sponsors. Les débats étaient sous-tendus par quelques principes auxquels tenait Louis de Broglie.
-L’intelligibilité. De Broglie croyait en la vertu des images claires dans l’espace et dans le temps, en plein accord avec Einstein et c’était un cheval de bataille préféré de René Thom, dont un livre s’intitule Prédire n’est pas expliquer. Tous trois ont pourtant donné la preuve de leur capacité à raisonner dans des espaces abstraits, mais tous trois considéraient le fait que les progrès théoriques nous éloignent du monde que nous connaissons par nos sens et par notre intelligence directe constitue un problème. Au contraire, les physiciens actuels ont plutôt tendance à s’en vanter comme si l’inintelligibilité était une marque de raison et de progrès. Le caractère obscur et formel de la mécanique quantique est loin d’être un trait inévitable, c’est aussi un choix : l’oubli progressif de l’onde et de son caractère physique en est une preuve évidente. Le mal qu’on se donne ensuite pour en parler en public est tout bénéfice : on est savant car on connaît des choses incompréhensibles et en plus, on en parle.
-La causalité est un autre trait commun aux trois mêmes auteurs, à divers degrés : seul Einstein tenait au déterminisme universel. Comme dans le cas précédent, on est loin de toujours trouver une explication causale aux phénomènes, mais il est très différent de vouloir y tendre ou de considérer comme une victoire de s’en détourner.
-L’ouverture d’esprit, le refus de se laisser enfermer dans les théories admises. Cette vertu se reconnaît à l’attitude devant un fait nouveau ou une théorie nouvelle. Il y a ceux qui, aussitôt, cherchent l’erreur, l’ignorance ou le mensonge parce qu’ils n’ont pas d’autre façon de comprendre, que la manière commune qui est de ramener ce qu’on ne sait pas encore à ce qu’on sait déjà. Et il y a ceux qui écoutent, prennent la chose nouvelle en elle-même, essayent de la comprendre comme une donnée première sans chercher de repères extérieurs, et qui seulement ensuite commencent à exercer leur esprit critique pour voir si la chose « tient debout » et si elle entre ou pas dans notre image du monde. La différence entre les deux manières est capitale : c’est le bureaucrate frileux et le savant.
-La reconnaissance du rôle de la diversité d’opinion et de la contradiction. Il est toujours agréable de vanter la douceur de vivre et la beauté de Peyresq, le charme des conversations huilées entre gens qui comparent leurs travaux respectifs sous les couchers de soleil de Haute Provence. J’y suis sensible, moi aussi, je l’ai dit et écrit. Mais Peyresq n’est pas un simple lieu de vacances, et la Fondation Louis de Broglie n’est pas un club de rencontre. La science est un combat pour percer un peu de l’inconnu du monde qui nous entoure. Il est normal qu’elle soit un terrain de controverse, ce qui ne nuit ni à l’humanisme, ni à la bienséance, ni à l’amitié. La controverse est nécessaire à la science, elle lui est inhérente, à condition qu’elle ne soit pas simplement faite de chausses trappes en vue de faire tomber l’autre et le ramener dans le rang, mais que ce soit un affrontement de bon ton entre des projets différents, des visions du monde avec la volonté commune d’aller au devant du mystère et chercher à l’éclaircir.
-Dernier principe : contre la mode. Que l’on médite cette citation d’Einstein :
« Il m’est difficile de comprendre combien, particulièrement dans les périodes de transition et d’incertitude, la mode joue en science un rôle à peine inférieur à celui qu’elle joue dans l’habillement des femmes. »
Pour ma part, j’ai fait mienne la devise des Clermont-Tonnerre : « Si tous, moi pas».
Georges Lochak
Ex Directeur de Recherche au CNRS
Président de la Fondation Louis de Broglie