Deuxième époque : l’Art et le Champ
Simon DINER (+ 2013)
L’électricité est à l’origine de la notion de champ, qui a profondément transformé la vision du monde et la technologie. A la vision atomiste, le champ substitue une vision continuiste, dont la formulation mathématique a conduit à un renouveau sans précédent de la géométrie. De la géométrisation de la physique à la vision computationnelle, s’installe une vision morphologique du monde qui remplace la vision analytique. Le champ permet le transport des données à distance, modifiant tout notre rapport à l’espace et au temps. L’art sous toutes ses formes témoigne de ces révolutions, confortées par les phénomènes de globalisation sociale et économique.
La science et la technologie de l’électricité ont connu depuis le XVIIIe siècle deux époques successives, correspondant à deux visions essentielles du monde. La vision atomiste et la vision continuiste. Platon et Aristote. Il est remarquable que l’électricité ait été à travers ses applications le vecteur actif de cette dualité fondamentale qui parcourt la pensée occidentale et la structure.
L’électricité est à l’origine de la notion de champ, qui s’impose à la pensée scientifique du XXe siècle tout en faisant les beaux jours de la technique majeure du siècle, la TSF. De la télévision au laser, du radar aux communications à longue distance, du transistor aux fibres optiques, le champ électromagnétique remplace le simple courant électrique. L’idéologie du champ déloge l’idéologie atomistique (1).
L’art plastique (2) en particulier est le témoin de cette transformation. Si l’Impressionnisme, l’Art Abstrait constructiviste ou le Bauhaus sont inféodés à un atomisme visuel, qui recherche pour les utiliser les éléments constitutifs de la matérialité visuelle, l’Art non figuratif et l’Art Contemporain, Art Electronique compris, s’orientent délibérément vers un discours sur l’espace et l’information, dans un esprit d’immatérialité, dont le champ électromagnétique classique est le paradigme fondateur. Imitant d’ailleurs en cela une Science qui multiplie les théories générales où les signes sont favorisés au dépens de la matière et des objets.
Au-delà de l’immatérialité apparente se manifeste la véritable révolution conceptuelle apportée par l’introduction de la notion de champ. Le champ est une description des relations qui s’établissent entre les phénomènes dans l’espace et le temps. Il traduit la solidarité profonde entre les phénomènes, jusque et y compris entre le phénomène et l’observateur. La description mathématique de cette solidarité débouche sur des représentations géométriques globales qui font les succès des théories de la relativité et des théories de champ de jauge pour les forces d’interaction dans la nature. Les théories de champ sont à l’origine d’une géométrisation de la physique qui remet au premier plan, après une certaine éclipse, la géométrie comme langage universel. Parallèlement, nos conceptions et notre vécu de l’espace s’élargissent considérablement jusqu’à la pratique quotidienne de la virtualité. Ce renouveau de la géométrie et cet éclatement de l’espace ne sont pas sans influence sur les expressions artistiques.
Mais en révolte contre ce structuralisme abstrait, l’art de la seconde moitié de notre siècle, se veut bien souvent réhabilitation constante de la matière, non pas dans le cadre d’une ontologie de la chose mais dans celui d’une ontologie de l’action. La matière d’Aristote contre la matière de Platon.
Il est frappant de constater que les nécessités d’une description quantique du champ électromagnétique redonnent corps à une nouvelle matérialité de l’espace ainsi qu’à une rematérialisation de la notion d’information.
Les développements de la physique du champ accompagnent les flux et les reflux de la pensée et de la création. L’Art et la Science s’entrecroisent dans le champ de la culture de chaque époque.
Si les rapports entre l’art au XXe siècle et les mathématiques font l’objet de nombreuse publications, en particulier dans le cadre du problème des géométries non euclidiennes et pluridimensionnelles ainsi que dans celui de la symétrie (L.D. Henderson. 1983 ; I. Hargittai. 1986 ; M. Emmer. 1993 ; M. Loi.1995), ceux entre l’art et la physique ont rarement été l’objet d’études systématiques (L. Shlain. 1991) (3)
Et pourtant les artistes et les physiciens de la fin du XIXe siècle et du début du XXe participent à un même retrait face à l’objectivité du réel. L’art et la physique abandonnent ensemble l’idéal de Mimésis pour s’engager dans l’aventure du non figuratif et du formalisme abstrait. Le concept de champ joue un grand rôle souvent caché dans cette démarche commune qui marque le siècle au sceau d’une nouvelle objectivité.
L’atomisme est une vision particulière de la Nature et constitue en tant que telle, un des plus anciens programmes scientifiques. Programme qui en toutes époques et dans diverses cultures a pu sembler le programme le plus naturel, sinon le seul rendant compte fidèlement de la nature du monde. On a même pu considérer l’atomisme comme une caractéristique de la pensée et de la science occidentales (4). Il existe effectivement une approche typiquement occidentale de la description de la nature, dérivée des traditions judéo-chrétiennes et de la pensée grecque. La science occidentale est avant tout un moyen d’atteindre le savoir par décomposition et recomposition. On accède à la compréhension de la réalité par décomposition des objets naturels en éléments que l’on tente de réassembler pour reconstituer les parties du monde. L’atomisme est au coeur de cette démarche.
Au programme atomiste s’oppose le programme continualiste. Il y a de fait un va et vient constant entre deux démarches cognitives, selon que l’on privilégie des considérations locales ou des considérations globales, selon que l’on se livre au réductionnisme ou au holisme et à l’organicisme, selon que l’on a recours au Nombre ou à la Géométrie. Il est tentant de rapprocher cette polarité des activités cognitives de l’opposition entre les fonctionnements de l’hémisphère gauche et de l’hémisphère droit du cerveau. Si tant est que le traitement de l’information y corresponde à des démarches opposées, locales et globales (S. Kosslyn, O. Koenig. 1992, P. 430).
Depuis le XVIIème siècle, le programme atomiste a accumulé les succès, laissant espérer en une réduction définitive de la compréhension de la réalité en terme d’éléments de base : les particules subatomiques, les atomes, les molécules et les macromolécules, les gènes. Une idéologie que le XXème siècle exacerbe à travers les développements de la Cybernétique et de l’Informatique, en mettant au premier plan la représentation atomistique (discrète et digitale) de l’Information (5). Les dispositifs électroniques, la modélisation du psychisme à l’aide de réseaux de neurones mathématiques, laissant penser à une modularité de l’esprit, ou l’hyperstockage de l’information sur les disques CD-ROM, c’est le triomphe de l’atomisme.
Si la vision atomiste trouve un profond accord avec les réalités naturelles, elle n’en est pas moins marquée au sceau de nombreux éléments de la culture.
Le linguiste Benjamin Whorf a insisté sur le fait que la structure grammaticale d’une langue révèle la manière dont on dissèque la nature et analyse les expériences en terme d’objets et de concepts. Il a suggéré que la structure profonde des langues indo-européennes contient comme caractéristiques fondamentales : la séparation entre le sujet et l’objet, la persistance de l’objet individuel et l’écoulement uniforme unidirectionnel du temps.
Mais l’atomisme occidental ne s’abreuve pas que de la structure de la langue, il est aussi profondément lié à la structure socio-économique. Le sentiment que l’Homme a de son rapport au Corps Social influence profondément l’image qu’il se fait de la Nature. Tout comme le sentiment qu’il a de son rapport à son propre corps.
Ainsi l’essor de l’idéologie individualiste est lié à l’essor du monde marchand capitaliste et des villes, où l’idéologie de l’individu se développe parallèlement à une idéologie de la marchandise. Individus comme marchandises sont des objets mobiles, interchangeables, discernables, susceptibles d’être manipulés.
» L’atomisation des relations sociales qui était le corollaire nécessaire de l’atomisation des relations économiques, produit cette entité impossible et imaginaire : l’individu bourgeois. Le mouvement des sciences physiques s’éloignant du point de vue » organique » (Aritotélicien) pour aller vers un point de vue » géométrique » et » technologique » (Archimédien) ou vers un point de vue « mécaniste » (Descartes et Newton), fut un produit nécessaire de l’introduction de techniques de plus en plus développées pour l’organisation de tous les niveaux de la production, y compris celui des idées. La nature de l’organisation sociale exigée par une société technologique au sens moderne est telle que l’efficacité des parties interchangeables de la machine devienne un principe de relations sociales. Il n’y a qu’un pas du » Je » de Montaigne au » cogito » de Descartes et de là au » clair et distinct « . Le » clair et distinct » est une métaphore représentative d’une idéologie de l’entité, produit nécessaire de l’avancée de la physique au XVIème siècle engendrée par la technologie, idéologie cherchant à justifier un programme intéressé non par » le gouvernement des hommes » (théologie) mais par » l’administration des choses » (science de la nature). »
A. Wilden. System and structure. 1980
Tous les concepts de la physique classique, Mécanisme et Atomisme, s’inscrivent dans cette perspective de l’Individualisme triomphant. L’identité des objets physiques n’y fait point de doute ; la possibilité d’isoler, de séparer, de fragmenter s’exerce souverainement. Le système physique isolé, la trajectoire de la particule, la matière isolée dans l’espace vide, le rayon lumineux, les atomes, les » particules élémentaires « , les évènements isolables du calcul des probabilités, participent tous d’une idéologie de l’individualisme physique.
Les rapports de l’objet physique à l’environnement sont conçus comme des perturbations qui n’affectent pas le coeur dur de l’objet primaire.
L’individualisation constitue le mythe fondateur de la physique moderne, qui s’instaure dans un coup de force : la formulation d’une dynamique dont le frottement est exclu et qui ne s’applique en vérité qu’au mouvement des astres.
Il faudra attendre le vingtième siècle pour que ces conceptions physiques individualistes soient battues en brèche par le développement de la physique elle-même. Et cela précisément au moment où l’idéologie de l’individualisme, et l’individualisme tout court, reculent devant les formidables machines sociales engendrées par une technologie triomphante et mal maîtrisée socialement. C’est sur un fond d’idéologie structuraliste et systémique, sur une renaissance des conceptions organicistes stimulées par le bond en avant de la Biologie (6), que se réintroduisent les problèmes de liaison « organique » entre les éléments de la réalité.
L’espace et le temps semblent se recoller dans la Relativité Restreinte, la matière et l’espace ne sont plus des objets indépendants en Relativité Générale, le Vide, si essentiel à l’atomisme, n’est plus tout à fait vide en Electrodynamique Quantique et en Théorie Quantique des Champs. La notion de particule élémentaire recule jusque dans le marécage mathématique où coassent les quarks, les phénomènes de frottement apparaissent essentiels et la Mécanique Quantique révèle entre les » objets » de la microphysique des corrélations dont le statut trouble les physiciens.
La Mécanique Quantique marque à la fois l’apogée et le déclin de l’atomisme universel. Crise d’identité de la particule menant à la fin d’un certain type de réductionnisme primaire. » Les particules ont les propriétés du système, bien plus que le système n’a les propriétés des particules » comme le dit joliment Edgard Morin.
Le succès initial de la physique occidentale a été fondé sur la réussite dans la définition d’objets individuels isolés (ou ce qui revient au même d’expériences reproductibles où la répétition est garantie par la stabilité vis à vis des perturbations extérieures). Cette physique est née dans un monde dominé par une idéologie de l’individualisme.
Ce triomphe de l’individualisme s’incarne aussi dans le langage de l’Analyse Mathématique Classique qui privilégie les considérations locales.
La situation s’est retournée, et l’on assiste aujourd’hui à un passage du Local au Global reflété par la Géométrisation de la Physique.
Faut-il s’en étonner dans un monde où le citoyen pèse de moins en moins face à l’Etat ou aux organisations économiques internationales ?
A l’opposé de la conception atomistique du monde, dont l’image de l’horloge, si prisée au XVIIIème siècle, n’est qu’un avatar, on voit se développer une conception continualiste, illustrée dès l’Antiquité par Aristote, défendue par Leibniz et prégnante dans l’image du monde comme un organisme, chère aux Romantiques du XIXème siècle.
L’atomisme est battu en brèche par la doctrine selon laquelle, le tout n’est pas vraiment la somme des parties. C’est la reconnaissance de l’importance du Non-Linéaire.
L’atomisme cède aussi le pas au continualisme dans une démarche où se modifie le rapport du sujet à l’objet. Dans l’atomisme se réalise une stricte séparation entre le sujet et l’objet, une extériorité de l’observateur par rapport au monde, une indépendance entre le langage et la réalité qu’il décrit. L’atomisme participe à la vision du monde des peintres occidentaux de la Renaissance pour lesquels le tableau est une fenêtre ouverte sur le monde. A l’opposé de la conception des peintres d’icônes pour lesquels l’icône est Dieu, donc le Monde, qui regarde l’Homme en l’englobant.
Les difficultés de l’atomisme proviennent de ce qu’il exprime les interactions comme extérieures aux objets. Il y a d’abord les objets (atomes) puis les interactions (7). Dans une telle conception, il ne peut y avoir que des interactions à distance. C’est là où le bât blesse, et où la conception newtonienne de l’action à distance va se trouver remplacée au XIXème siècle par la notion d’action de proche en proche, qui va faire éclore le concept de champ.
A la question essentielle de savoir si le constituant fondamental du monde est la substance, le processus ou l’événement, la conception dominante a toujours été en faveur de la substance, depuis Aristote et Platon. Descartes a même été jusqu’à considérer l’étendue comme une substance. On a pu considérer l’énergie comme une substance. Les conceptions atomistiques marquent l’apogée de cette vision du monde substantialiste.
L’art occidental, en particulier depuis l’époque médiévale, au moment où s’est constitué le parti pris de l’art comme » fenêtre sur le monde « , a exacerbé son intérêt pour les objets qui constituent le monde. Selon Alois Riegl, les civilisations et les cultures oscillent entre deux conceptions de l’espace, une conception » haptique » qui isole les objets et une conception » optique » qui les fond dans un continuum spatial. L’art occidental a été modelé par la conception » haptique » qui prévaut dans l’idéologie atomiste.
De toutes les interprétations de la perspective, la plus naturelle est d’y voir des procédures pour donner une représentation atomiste » vrai-semblable » de la composition du monde. Il faut ranger et ordonner les objets en marquant leur position dans l’espace.
L’apparition de la perspective tout comme d’ailleurs celle du paysage, témoigne dans l’histoire de la culture européenne d’un renversement total de point de vue sur le monde qui se manifeste tout autant dans le développement de la science.
Contrairement à la conception de l’Antiquité, c’est l’homme qui regarde la nature et non plus la nature qui regarde l’homme. Mais ce regard est une prise de possession, tout comme c’est le cas pour la science. A l’ordre des choses succède l’ordre imposé par l’homme. L’atomisme sert ce projet en cataloguant les objets de la nature, prêts à être conquis, utilisés, asservis.
L’atomisme sert les stratégies de la vision. C’est ce qui a été bien exposé par Lev Manovich dans sa thèse » The Engineering of Vision from Constructivism to Computers » (MIT. 1993).
Dès la fin du XIXème siècle, puis au XXème siècle » la vision va acquérir de nouveaux rôles comme moyen de communication de masse et instrument de travail et de ce fait sera, comme tout instrument de production, soumise à ingénierie, rationalisation et automation « .
Les démarches atomistiques sont au coeur de cette instrumentalisation de la vision qui s’exprime pleinement dans l’art de cette époque.
Une instrumentalisation clairement prônée par les écrits de Charles Henry (1859-1926) qui eurent tant d’influence sur Seurat et Signac, et ceux de Lazlo Moholy Nagy (1895-1946) représentatifs de l’esprit des avant-gardes du début du XXème siècle.
» Les recherches sur les effets psychologiques des couleurs de base et des formes élémentaires conduites par les psychologues dans la seconde moitié du XIXème siècle (Wundt, Fechner) rendaient possible l’idée d’un langage visuel rationnel composé d’éléments simples – les » atomes » de la communication visuelle. Cette idée fut poursuivie au XIXème siècle par des artistes comme Seurat et des théoriciens comme Henry. Lorsque dans les années 20 les artistes se retrouvèrent à jouer le rôle de designers de la communication de masse, l’idée d’un langage visuel atomistique acquit une nouvelle importance et une nouvelle urgence « .
Les recherches psychologiques sur les formes simples influencèrent Seurat, Signac, Kandinsky, Klee, Mondrian.
Les artistes modernistes réclamant le statut de designers de la propagande de masse dans la Russie Soviétique des années 20, firent converger les deux voies de recherche – l’exploration artistique des éléments visuels et les découvertes de la psychologie expérimentale, en particulier celles de la psychologie de la Gestalt.
» Dans de nombreux instituts d’art soviétiques des années 20, El Lissitsky, Alexandre Rodchenko, Osip Brik et d’autres collaborèrent avec des psychologues expérimentaux pour étudier l’efficacité des éléments visuels et leurs combinaisons « . L’atomisme visuel au service de la communication de masse, permet de constituer des codes, mais ne va pas jusqu’à une articulation qui deviendrait un langage. Malgré la » Grammaire des arts du dessin » de Charles Blanc (1880), l’esthétique atomistique ne se constitue pas en langage. L’activité des formalistes russes à laquelle participe Osip Brik n’est pas suffisante pour constituer un pont entre les arts plastiques et la sémiotique naissante. Il faudra attendre les années 60 pour voir se constituer une sémiotique visuelle, grammaire des éléments visuels, dont l’influence sur l’expression artistique semble pour le moment négligeable. On ne peut pas dire que les travaux de U. Eco, du Groupe µ ou de Boris Ouspensky sortent d’un milieu restreint et fécondent la création artistique, arts médiatiques inclus.
La culture occidentale a toujours été dominée par une vision du monde substantialiste, atomiste, réductionniste, pythagonico-platonicienne. Le programme platonicien de connaissance mathématique dont le fondement est une théorie géométrique de la matière et de ses transformations est un réductionnisme particulier : la diversité du monde provient de l’assemblage et de transformations réciproques de figures. L’atomisme est aussi un réductionnisme : les qualités physiques sont ramenées à des positions et à des figures d’atomes.
C’est dans le refus critique d’Aristote d’adhérer au programme platonicien et à l’atomisme que se trouve la source la plus importante de la formation d’un programme scientifique différent que l’on peut qualifier de programme continualiste. Programme qualitativiste qui voit la différence fondamentale entre les corps dans la différence entre les qualités et leurs actions. Programme dynamique où la matière informe et le mouvement se conjuguent pour créer les formes. Une attitude émergentiste opposée au réductionnisme (8).
Une pensée du continu, difficile à développer en l’absence de moyens mathématiques adéquats.
Le grand mathématicien René Thom a bien compris le défi aristotélicien :
» Aristote avait tenté, dans sa Physique, de construire une théorie du monde fondée non sur le nombre, mais sur le continu. Il avait ainsi réalisé (au moins partiellement) le rêve que j’ai toujours entretenu de développer une » Mathématique du continu » qui prenne le continu comme notion de départ, sans aucun appel (si possible) à la générativité intrinsèque du nombre. Aristote a été pendant des siècles (peut être des millénaires) le seul penseur du continu ; c’est là à mes yeux son mérite essentiel « .
(Esquisse d’une sémiophysique)
Toute la philosophie naturelle occidentale jusqu’aujourd’hui ne veut voir dans le monde que les objets, et veut derrière chaque manifestation trouver un objet qui en est la cause.
La pensée du continu désoriente en cherchant à dire un monde sans objets, un monde où l’on ne sait rien isoler, un monde de l’informe.
Même la pensée mathématique du continu a du mal à renoncer à la notion de point, et accumule les points pour créer un continuum par l’infini.
Il faudra attendre le dernier tiers du XIXe siècle pour voir apparaître une véritable pensée du sans objet et de l’informe.
Dans une culture qui se voulait massivement réaliste vont se manifester des interrogations scientifiques liées à des phénomènes dont on n’arrive pas à identifier le support objet. Situation d’autant plus dramatique qu’à la même époque on finit par concrétiser la longue aventure de l’atomisme en » dévoilant les atomes « . C’est à ce moment là que se concrétise la notion de champ électromagnétique (1873) qui va détruire tout ce que l’on pouvait imaginer d’un éther substantiel sous-jacent, et que parallèlement l’explication de nombreux phénomènes psychologiques fait recours à un inconscient informe dont la structure énergétiste cache mal la déception atomiste.
Deux visions de l’homme et du monde qui mènent le même combat face à la disparition des repères matériels et vont s’engouffrer dans la symbolique. Là où il n’y a plus d’objets il ne reste plus que les signes. Ce conflit entre le matériel et l’immatériel va laisser des traces profondes dans l’art du XXe siècle (9). C’est le champ électromagnétique qui crée le premier les conditions culturelles de la dématérialisation. Effet paradoxal d’une histoire de l’électricité qui affirme au même moment son atomicité granulaire, en révélant l’existence de l’électron et découvre l’étonnant phénomène de la propagation des ondes électromagnétiques. L’énergie existe encore, détachée de tout support matériel identifiable.
Dans la théorie électromagnétique de Maxwell, le champ électromagnétique n’est pas encore une entité autonome. Il est profondément lié à l’existence des corps électrisés au repos ou en mouvement. Mais les éléments de son autonomie apparaissent dans la formulation mathématique de la théorie. Le champ électromagnétique, ce sont les équations de Maxwell. Une véritable pensée du continu s’introduit là par l’usage d’équations aux dérivées partielles. Einstein, dans un essai écrit pour le centenaire de Maxwell dit justement :
» Avant Maxwell les gens concevaient la réalité physique, pour autant que l’on suppose qu’elle représente des événements de la nature, comme des points matériels, dont les modifications consistent exclusivement en des mouvements qui sont soumis à des équations différentes ordinaires. Après Maxwell ils ont considéré la réalité physique comme représentée par des champs continus soumis à des équations aux dérivées partielles « .
A. Einstein – Maxwell’s Influence on the Evolution of the Idea of Physical Reality.
Ideas and opinions N.Y. Dell 1984.
Mais ce faisant la vision du monde la physique bascule d’une physique des images à une physique du simulacre, entraînant un débat intense sur la nature de la connaissance. Débat aux immenses retentissements culturels dont l’art du XXe siècle va se faire l’écho.
Les grands savants de la fin du XIXe siècle, Helmholtz, Hertz, Poincaré ont fortement marqué leur époque et tirant de leurs travaux une nouvelle philosophie de la nature, marquant un net retrait face à toutes les tentations de réalisme.
Heinrich Hertz, le physicien des ondes hertziennes, occupe au tournant du siècle une position privilégiée.
Sans chercher à prouver la théorie de Maxwell (l’homme de Cambridge), Hertz (l’homme de l’école allemande de Helmholtz), va produire des faits expérimentaux qui prouvent la justesse des conceptions de Maxwell.
Il va montrer l’existence des ondes électromagnétiques (1888).
Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, s’il avait vraiment observé ces ondes comme vous observez les ondes sur l’eau d’un bassin où vous venez de jeter une pierre. Mais il n’a observé que des phénomènes qui accompagnent habituellement les ondes, et donc tout se passe comme s’il existait des ondes électromagnétiques.
Comment, direz-vous, les ondes électromagnétiques existent puisque l’on sait les émettre et les recevoir (la radiodiffusion, la télévision, les relais par satellite). On sait effectivement, en utilisant la théorie électromagnétique, transmettre des signaux à des distances énormes et recevoir des signaux qui nous viennent du cosmos. Mais personne n’a jamais pu vérifier que cela a réellement lieu à l’aide des ondes électromagnétiques de la théorie de Maxwell, car on ne voit pas ces ondes directement.
Hertz a produit des expériences qui sont en accord avec les conséquences de la théorie de Maxwell, mais qui laissent la notion de champ électromagnétique flottante et déracinée. Le champ des équations de Maxwell est un admirable outil descriptif, mais sa matérialité nous échappe, d’autant plus que l’on ne saura concevoir un éther convenable pour le recevoir. Mais si l’on ne voit pas les ondes, pourquoi s’acharner donc à leur trouver un support ? Que se passe-t-il donc puisque les télécommunications fonctionnement admirablement ?
Confronté à ce mystère du Vide et de l’Ether, Hertz, dans le sillage de Helmholtz, développe une attitude conventionnaliste.
Pour Hertz, la réalité se prête à différentes représentations imagées empiriquement équivalentes. La question de savoir laquelle de ces représentations est la plus appropriée, ne dépend pas seulement d’exigences de correspondance avec les phénomènes, mais aussi de critères de simplicité ou d’efficacité. Le choix d’une représentation est purement conventionnel.
Alors que Maxwell avait éprouvé le besoin de donner une interprétation et une présentation mécanistes de sa théorie, et pour ce faire avait construit différents modèles d’éther, Hertz ne cherche pas à savoir lequel de ces modèles est » le vrai « . Il déclare en effet que la théorie électromagnétique de Maxwell n’est rien d’autre que son système d’équations différentielles ; il est donc inutile de cherche à cette théorie une teneur objective autre que celle exprimée dans ces équations. Il ouvre ainsi la voie à cette affirmation célèbre du XXème siècle : » L’atome d’hydrogène c’est l’équation de Schrödinger de l’atome d’hydrogène « .
A la fin de sa vie, Hertz entreprend un exposé des » Principes de la Mécanique « , ultime tentative grandiose, selon Planck, de ramener tous les phénomènes de la nature au mouvement. Planck ajoute que la tendance de la vision mécaniste du monde vers une forme unifiée de l’univers trouve là un accomplissement idéal. Ce livre est un peu comme le chant du cygne du mécanisme et Lénine a à juste titre, dans » Matérialisme » et empiriocriticisme » (1908), souligné les oscillations de Hertz entre matérialisme et kantisme. Dans la préface, on y trouve effectivement des déclarations dans l’esprit de Kant et de Helmholtz, qui ont eu un grand retentissement à travers des philosophes comme Ludwig Wittgenstein ou Ernst Cassirer. On connaît les liens entre ces philosophes et le monde de l’art, en particulier l’influence de Cassirer sur l’historien d’art E. Panofsky. Lénine dénonçait déjà la récupération de Hertz par les idéalistes…
Dans la » Philosophie des formes symboliques » (1927), Cassirer n’hésite pas à expliquer comment la connaissance physico-chimique promeut un nouveau idéal de connaissance.
» Le nouvel idéal de connaissance qui ressort de toute cette évolution se trouve exprimé de la manière la plus frappante dans les considérations préliminaires aux Principes de mécanique de Heinrich Hertz. Celui-ci requiert de notre connaissance de la nature, comme la tâche urgente et primordiale entre toutes, qu’elle nous permette de prévoir nos expériences futures ; son procédé pour inférer ainsi du passé à l’avenir devra consister à forger des » symboles, ou des simulacres internes » des objets extérieurs, d’une nature telle que les conséquences logiques de ces symboles soient elles-mêmes les images des
conséquences nécessaires des objets naturels qu’ils reproduisent.
» » » » Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme de modèles et ainsi déduire rapidement des conséquences qui n’apparaîtront dans le monde extérieur que beaucoup plus tard, ou qui résulteront de notre propre intervention… Ces images dont nous parlons sont nos représentations des choses, et s’accordent avec elles par leur propriété essentielle, qui est de satisfaire à la condition susdite ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tache d’aucune espèce de conformité avec les choses. De fait nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir » » » « .
Hertz. Principes de la mécanique
Le système conceptuel de la physique devra rendre compte de l’ensemble des relations qui existent entre les objets réels et comprendre comment ils dépendent les uns des autres ; mais il faut pour cela que tous les concepts utilisés se situent d’emblée dans une perspective théorique qui les unifie. L’objet résiste à qui veut le poser comme un pur en soi, indépendant des catégories essentielles de la connaissance de la nature ; il ne se prête à la représentation qu’à l’intérieur de ces catégories, hors desquelles il n’aurait pas de forme constituée. C’est en ce sens que chez Hertz les concepts centraux de la mécanique, notamment ceux de masse et de force, deviennent des » simulacres » qui, créés par la logique propre à la connaissance de la nature, ne peuvent que se plier à ses exigences générales et tout d’abord à l’exigence à priori qui veut qu’une description soit claire, non contradictoire et libre de toute équivoque.
La retraite des physiciens accompagnée de combats (d’arrière garde ?) qui vont durer tout le XXème siècle, ouvre la voie au monde du sans objet et cautionne toutes les révolutions esthétiques (l’esthétique est une vision du monde) qui vont se succéder.
L’histoire du concept de champ est comme celui d’un figurant qui devient un premier rôle.
Apparu pour combler le vide créé par le scandale de l’action à distance il devient l’élément premier dont tout procède et où tout s’anéantit.
Cela avait pourtant bien commencé lorsque la physique occidentale, et Newton en particulier, avaient proclamé leur refus de l’action à distance, considérée comme une magie inacceptable.
» Le fait qu’un corps puisse agir sur un autre à distance à travers le vide, sans aucune médiation de quoique ce soit d’autre… est pour moi une si grande absurdité, que je pense qu’aucun homme pensant philosophiquement avec compétence puisse y échoir. »
Newton. Principia Mathematica
Il ne restait plus à Faraday et à Maxwell qu’à paver l’espace entre les corps de propriétés qui se révèleraient par le test d’un corps d’épreuve en chaque point.
Le champ est le concept d’un espace (de l’espace) muni de propriétés en chacun de ses points.
L’idée essentielle du champ est l’existence de régions de l’espace possédant d’une manière latente la possibilité de manifester en chaque point une force sur un corps d’épreuve que l’on y introduit.
L’espace est ainsi lui-même pris pour une chose sans nécessairement être empli de quelque chose. Une théorie de champ formule les lois qui tiennent entre elles les propriétés aux différents points. Une formulation physique en terme de théorie de champ élimine le problème de l’action à distance en le remplaçant par celui de la propagation de l’action de proche en proche. Le champ est comme un milieu (éther) dématérialisé, ce qui n’exclut pas la présence d’un véritable milieu (éther).
La théorie du champ électromagnétique définit en chaque point de l’espace les forces électriques et magnétiques que l’on peut éprouver à l’aide d’une charge électrique ou d’un courant électrique tests. Les valeurs de ces forces aux différents points sont liées entre elles par les équations de Maxwell. Dans la relativité générale c’est la courbure de l’espace-temps qui est considérée comme une propriété de champs, et les équations d’Einstein établissent les relations entre les courbures aux différents points.
Le champ est donc une description des relations qui s’établissent entre les phénomènes dans l’espace et le temps. La description mathématique de cette solidarité des points entre eux débouche sur des représentations géométriques et globales qui feront le succès des Théories de Relativité. Le champ est donc une manifestation globale d’un ensemble de propriétés locales.
Cette conception du champ comme conception d’un espace continu muni de propriétés constitue la grande révolution conceptuelle de la fin du XIX e siècle et va dominer le XXe siècle . Tous les problèmes de la physique vont se formuler au moyen d’espaces continus réels ou abstraits. Ce pourra être l’espace tri dimensionnel, l’espace-temps quadridimensionnel, l’espace de phase de la mécanique classique, l’espace de Hilbert de la mécanique quantique, l’espace des états d’équilibre thermodynamique ou des espaces encore plus abstraits. Tous ces espaces ont des propriétés géométriques différentes mais ont quelque chose en commun du fait d’être des espaces continus, plutôt que des réseaux de points discrets. Les propriétés communes à tous ces espaces sont en fait l’objet du discours de la géométrie différentielle, qui devient de ce fait un des langages essentiels de la physique contemporaine. La plus fondamentale de ces propriétés se coule dans la définition d’une » variété différentielle » qui devient le substitut mathématique du mot » espace « .
Ce sont les théories de champ qui en élaborant des conceptions physiques de la géométrie ont joué un rôle fondamental dans l’élaboration du langage géométrique moderne, langage universel de presque toutes les théories physiques actuelles.
Ainsi, l’absence de toute preuve de l’existence d’un éther et l’échec de tous les modèles d’éther, ont réduit le champ électromagnétique à n’être qu’une phénoménologie géométrique.
Dans l’introduction de son admirable Cours d’Electricité et d’Optique professé à la Sorbonne à la fin du XIXème siècle, Henri Poincaré, décrit les états d’âme de l’impétrant physicien devant la théorie du champ électromagnétique de Maxwell.
» La première fois qu’un lecteur français ouvre le livre de Maxwell, un sentiment de malaise, et souvent même de défiance se mêle d’abord à son admiration. Ce n’est qu’après un commerce prolongé et au prix de beaucoup d’efforts que ce sentiment se dissipe. Quelques esprits éminents le conservent même toujours .
Ce n’est pas tout, il aura encore d’autres exigences qui me paraissent moins raisonnables. Derrière la matière qu’atteignent nos sens et que l’expérience nous fait connaître, il voudra voir une autre matière, la seule véritable à ses yeux, qui n’aura plus que des qualités purement géométriques et dont les atomes ne seront plus que des points mathématiques soumis aux seules lois de la Dynamique. Et pourtant ces atomes indivisibles et sans couleur, il cherchera, par une inconsciente contradiction, à se les représenter et par conséquent à les rapprocher le plus possible de la matière vulgaire.
C’est alors seulement qu’il sera pleinement satisfait et s’imaginera avoir pénétré le secret de l’Univers. Si cette satisfaction est trompeuse, il n’en est pas moins pénible d’y renoncer.
Ainsi, en ouvrant Maxwell, un Français s’attend à y trouver un ensemble théorique aussi logique et aussi précis que l’Optique physique fondée sur l’hypothèse de l’éther ; il se prépare ainsi une déception que je voudrais éviter au lecteur en l’avertissant tout de suite de ce qu’il doit chercher dans Maxwell et de ce qu’il n’y saurait trouver.
Maxwell ne donne pas une explication mécanique de l’électricité et du magnétisme ; il se borne à démontrer que cette explication est possible. «
Quand le Mécanisme ne fonctionne plus et que l’Atomisme se dérobe, il reste la Géométrie. C’est la grande leçon des Théories Relativistes. A quoi se raccrocher quand tous les repères font faillite ? A des invariants qui se jouent de tous les points de vue partiels et particuliers. C’est là que la Théorie des Groupes de Symétrie entre en scène dans la physique du XXème siècle pour ne plus la quitter. Dis-moi ce qui ne varie pas et je te dirai quel est ton champ. Dis-moi ce qui ne varie pas et je te dirai à quelle géométrie tu appartiens.
Champs et géométries. Un vaste programme pour la reconquête active des identités, pour la construction des identités. L’Atomisme se fondait sur des identités données à priori, les théories continuistes comme celles du champ fondent l’identité sur les invariances, les singularités, la dynamique.
» La symétrie est fondamentale pour une théorie de champ car c’est à travers les propriétés de symétrie que le champ est décrit.
Lorsque le monde est conçu d’une manière atomistique, comme une assemblée de points matériels disposés dans l’espace, la symétrie d’une configuration est une propriété accidentelle du système. Mais avec le déplacement (conceptuel) qui fait du champ » la seule réalité « , les symétries du champ sous-jacent deviennent les moyens principaux de compréhension et de prédiction des interactions entre particules. Ce déplacement de l’accent du concept atomistique à un concept de champ transforme ainsi la symétrie d’une propriété accidentelle à une propriété intrinsèque, et place de ce fait les considérations de symétrie au coeur de la physique moderne.
Werner Heisenberg décrit dans ses mémoires comment lui et son collègue Wolgan Pauli en sont venu à considérer la symétrie, comme la clef d’une théorie de champ unifiée. Heisenberg affirme » Au début était la symétrie » est certainement une meilleure expression que celle de Démocrite » Au début était la particule . »
K. Hayles. The cosmic web. p.112
Poursuivant cette idée, la physique du champ s’appuie sur une véritable » ontologie de la symétrie « . Ecoutons Aage Bohr, le fils de Niels Bohr, l’auteur du modèle planétaire de l’atome et de l’idéologue de la révolution quantique. Aage, est lui aussi prix Nobel, pour sa théorie de la structure du noyau de l’atome. L’atome chez les Bohr est une affaire de famille.
Il propose de considérer comme quantités (variables) de base, les transformations de symétrie de l’espace du temps.
De la substance sans forme selon Aristote, à la forme sans substance selon la Théorie Quantique des Champs, on en (re) vient à la forme comme substance. Aage Bohr propose malicieusement qu’une nouvelle édition du très célèbre livre d’Hermann Weyl : » Espace, Temps, Matière » (1923), porte le titre : » Espace-temps comme Matière « . L’espace-temps, le vide deviennent matière Le pneuma des Stoïciens manifestant la primauté du Logos, ne plaçait-il pas la forme pure au fondement du Monde ? Une idée que Jean exprime dan son Evangile : » Au début était le Verbe « .
» Dans sa manifestation primaire, la symétrie, qui décrit traditionnellement les formes des configurations de la matière, acquiert une existence propre et constitue la substance élémentaire (matière et rayonnement). Cette nouvelle perspective pour la vision de la physique quantique peut-être éclairée en faisant référence au rôle de l’éther dans la mise en évidence de la symétrie de l’espace-temps, dont le moment culminant est la constitution de la Relativité Restreinte. Ainsi les équations de Maxwell ont été conçues comme décrivant les vibrations de l’éther, mais la notion d’éther a été éliminée, comme superflue, lorsque les équations du champ électromagnétique apparurent dans une perspective nouvelle, où elles expriment l’invariance de l’espace-temps (équivalence des repères en relativité restreinte) et l’invariance de jauge. Dans ces développements, la physique relativiste classique peut être considéré comme concernant une substance porteuse des symétries de l’espace-temps et de jauge, la particule et le champ étant des degrés de liberté élémentaires, quant à la physique, elle a été créée dans ce moule par l’introduction de conditions de quantification agrémentées d’une interprétation du formalisme symbolique. Cependant, la notion de substance à quantifier devient superflue lorsque la symétrie est reconnue dans sa manifestation première et qu’elle devient elle-même la substance élémentaire, douée de complémentarité congéniale. »
A. Bohr and O. Ulfbeck. Reviews of Modern Physics. Vol. 67, p. 1-35, janvier 1995. Primary manifestation of symmetry. Origin of quantal indeterminacy.
Le champ met l’interaction au devant de la scène. L’identité des corps eux-mêmes découle des propriétés du champ. Le champ n’est pas ce que crée la particule, c’est la particule qui devient la création du champ. Selon le mot de René Thom la matière apparaît alors comme une maladie de l’espace.
Ce rôle central du champ apparaît encore plus marqué dans la Théorie Quantique des Champs. Les particules y apparaissent comme des excitations quantifiées des champs. Création et annihilation de particules sont les événements qui constituent la vie des champs. En l’absence de particule tout champ se trouve dans un état dit » état de vide » du champ.
Ce vide qui n’est pas rien constitue un profond mystère, car à son propos se pose à nouveau la question de la réalité physique du champ.
Cet éther fuyant comme le mercure allait-on enfin se trouver en face de lui avec le vide quantique ? Ne faisant pas confiance aux épistémologues qui répètent sans cesse qu’il n’y a pas d’expérience cruciale, on a voulu voir l’effet du vide derrière l’émission spontanée de la lumière, derrière l’effet Casimir ou la constante cosmologique. Mais les explications ne sont jamais uniques et l’identification de grandeurs physiques rarement équivoque.
Reste alors au physicien du champ à renoncer au réalisme (pour le moment du moins), à se mortifier de la nature mathématique du champ, du vide quantique en particulier qui n’est pas défini dans l’espace physique mais dans un espace mathématique abstrait.
Lorsqu’il regarde l’Art du XXe siècle ce physicien s’étonne de voir tant de résonances entre l’univers de ses pensées et les langages des artistes. Comme lui, les artistes ont renoncé au référent pour se consacrer au langage. Le monde du sans objet a envahi l’art contemporain a la stupéfaction des foules qui n’en voit pas la raison ou la signification. A défaut de pouvoir percevoir des objets identifiables les critiques d’art parlent des oeuvres comme de champs. Champs de force pour Y. Michaud parlant de Pollock.
Champs de couleurs (color field) pour C. Greenberg parlant de Rothko ou de Barnett Newman. A l’absence d’objets dans le tableau (art informel) répond l’absence de limite du tableau qui en aurait fait un objet lui-même.
» … Ils (les tableaux de Newman) ne se dégagent pas non plus de l’espace comme objets isolés ; en bref ce ne sont pratiquement pas des peintures de chevalet et pour cette raison, ils échappent à la notion d’ » objet » (et d’objet de luxe) qui s’attache de plus en plus au tableau de chevalet. En définitive, les tableaux de Newman doivent être vus comme » champs « .
C. Greenberg ( 1946)
Le physicien constate comme une connivence entre l’art contemporain et ses propres interrogations. Partout s’exprime le rôle du continu, la dialectique entre le matériel et l’immatériel, le règne du formalisme, l’exploitation de la géométrie, le jeu subtil des corrélations, le triomphe du global au dépens du local.
L’histoire des expressions artistiques montre que l’on peut rarement prendre en flagrant délit un concept scientifique influençant ou inspirant directement le travail d’un artiste.
Les artistes n’illustrent pas la Science et s’en défendent, alors qu’ils ont abondamment illustré les mythologies ou les récits des religions. Mais la Science produit une vision du monde et un imaginaire scientifique propre qui n’ont jamais manqué de jouer un rôle dans la création artistique. Ceci apparaît dans les parallèles ou les affinités entre l’image du monde construite par les savants et les philosophes, à une époque donnée et la représentation du monde fournie par les écrivains et les artistes. Sans parler de la place que la Science ou l’Art attribuent à l’Homme dans la Nature. Sans parler d’une pratique de l’esthétique bien souvent commune aux artistes et aux savants. Bref Art et Science sont bien souvent comme » les deux yeux d’une même culture » et reflètent les grands caractères de cette culture (10).
Le philosophe russe A.F. Losev (1893-1988) historien de l’esthétique antique, a ainsi par exemple bien marqué ce qui distingue la culture antique de la nouvelle culture européenne.
La culture antique est une culture du cosmos sensible et matériel d’une société esclavagiste. Un cosmos visible considéré comme l’énorme corps d’un être vivant, humain dans sa totalité comme dans ses parties. Un cosmos animé et intelligent. L’Homme n’est qu’un élément de ce cosmos.
La nouvelle culture européenne est la culture bourgeoise fondée sur l’économie de la production des marchandises. L’individu apparaît ici au premier plan comme sujet, avec sa sensibilité propre et son pouvoir d’engendrement de toute objectivité. L’Homme est déclaré le roi de la Nature.
Science et Art ont parallèlement basculé d’une conception organique (hylozoïque) de la nature à une conception mécaniste. Du mouvement considéré comme un désir chez Aristote au mouvement exprimant l’action d’une force chez Newton. D’une vision du monde privilégiant la Puissance (Potentia) à une vision centrée autour de l’Acte. La science moderne a voulu se constituer comme une science de l’Acte et non pas comme une science du Possible.
A l’origine, dans la doctrine aristotélicienne, la puissance désigne une modalité de l’être, exprimant qu’une autre modalité, l’existence réalisée (l’acte), est précédée d’une possibilité d’être. La genèse de l’être est alors considérée comme un passage de la puissance à l’acte. Entre la doctrine de l’acte et de la puissance et celle de la matière et de la forme (hylémorphisme) il y a une relation profonde, puisque la matière serait puissance pure qui ne deviendrait acte que par l’ » acquisition » d’une forme. Introduite pour justifier le mouvement, cette conception restera essentielle dans toutes les démarches ultérieures de la physique, physique moderne et physique contemporaine comprise. On peut même dire que c’est la manipulation du concept de puissance qui fait la force de la Physique.
La physique post-médiévale dans sa volonté anti-aristotélicienne, s’est longtemps voulue une physique des grandeurs actuelles, réalisées en acte. Mais à leur coup défendant les physiciens ont été amenés à réintroduire des grandeurs potentielles (sinon même virtuelles) et à les considérer au même titre que les grandeurs actuelles. L’introduction du concept de champ motivée par la volonté de rendre compte des interactions par propagation de proche en proche, aboutit en fait à une révolution conceptuelle majeure fruit de plusieurs siècles d’évolution opérant le retour à une physique aristotélicienne de la puissance ?
Le champ électromagnétique, le champ de gravitation, les champs des interactions faibles et fortes, les champs de jauge sont les fleurons de la physique contemporaine. La mécanique quantique elle-même introduit sans les nommer des champs du possible. Ne va-t-elle pas jusqu’à considérer ce champ du vide qui loin d’être rien est le champ de tous les possibles.
Le concept de champ qui peut paraître au départ un concept écran, » recours universel » ou » bouc émissaire » a trouvé dans la physique mathématique un statut opératoire par la rencontre entre le rôle » physique » dévolu au champ et la nature des mathématiques.
On peut effectivement se demander si la mathématique n’est pas précisément un langage qui permet de manipuler et de modéliser les » espaces de liberté » où s’incarne le possible des choses. La mathématique dans son autonomie est une exploration des possibles. Le problème de la physique est d’extraire l’acte unique de cet univers en puissance. Tout système physique réel peut être considéré comme issu de la » réduction » des systèmes physiques possibles. Tout le problème est de savoir si cette » réduction » relève seulement d’un modèle mathématique ou constitue un processus physique réel.
Kant avait tenu à distinguer la mathématique et la physique, le domaine des essences ou des possibles et le domaine de la nature et de l’existence.
L’apparition du concept de champ dans la seconde moitié du XIXe siècle introduit un concept médiateur entre l’essence et la nature.
Toute la culture du XXe siècle en sera affectée.
On ne peut pas ne pas remarquer que le concept de champ s’affirme dans la physique au même moment le concept d’inconscient commence à jouer un rôle essentiel dans la psychanalyse freudienne. On a souvent insisté sur le rôle que l’énergie joue dans les conceptions freudiennes. Mais il faut bien remarquer là que l’énergie, utilisée métaphoriquement ou non, est une énergie désincarnée. Ce n’est plus l’énergie thermodynamique mais une énergie en soi, assez proche de l’idée d’énergie dans le champ électromagnétique.
Freud parle d’énergie psychique, utilisée pour le refoulement créateur de conflits et susceptible d’être libérée quand le patient est guéri de ses symptômes. L’énergie est une caractéristique de l’inconscient perçu comme champ informe. Une image sans cesse présente à l’arrière plan des discours psychanalytiques et rendue possible par l’existence du concept de champ électromagnétique dans la culture du XXe siècle. Au point même que l’idée de champ s’étend aux événements perçus par la conscience et imprègne la formulation des corrélations entre événements considérées comme » interactions acausales » relevant de la conscience (ou de consciences). C’est le thème de la synchronicité jungienne. Que l’on ait pu rapprocher, au fameux colloque de Cordoue, les psychanalystes jungiens arborant la synchronicité et les physiciens en mal de corrélations EPR (Einstein Podolsy-Rosen), montre à soi seul la prégnance de l’idée de champ dans notre culture.
Entre le champ et la psyché, comme un même cadre conceptuel, ce qui a été remarqué depuis longtemps par des physiciens et des psychologues. Citons là pour concrétiser nos propos ce remarquable texte de W. Pauli, écrit à l’occasion des 80 ans de C.G. Jung, et où le physicien cite lui-même le grand psychologue W. James.
» Au moment même où, au siècle dernier, se développait chez Carl Gustav Carus et Eduard von Hartmann, à partir d’indications esquissées par Kant et à travers le relais de Schelling, une philosophie de l’inconscient, on voyait naître en physique l’idée de champ, depuis les images concrètes de Faraday jusqu’aux lois du champ électromagnétique formulées par Maxwell. De même que la pensée théorique attribuait une réalité au champ électromagnétique, indépendamment de sa manifestation visible provoquée par des moyens appropriés (corps porteurs d’une charge électrique, limaille de fer, aiguille aimantée, etc.), de même l’inconscient était crédité d’une réalité, celle d’une couche marginale de » contenus » du psychisme qui, pour être subliminaux, n’en étaient pas moins susceptibles d’exercer dans certaines circonstances une influence considérable sur les processus perçus par la conscience. Cette comparaison entre un champ physique, un champ magnétique en particulier, et une couche psychique environnant la conscience mais échappant à toute saisie directe, fut effectivement développée dès 1902 par William James :
» Le fait important que rappelle cette formulation : « le champ », c’est l’indétermination de la marge. Pour n’être pas nettement perçu par l’attention consciente, son contenu n’en est pas moins là, et contribue à la fois à guider notre comportement et à déterminer le prochain déplacement de notre attention. Il s’étend autour de nous comme un « un champ magnétique », à l’intérieur duquel notre centre énergétique tourne comme l’aiguille d’une boussole, quand la phase présente de la conscience évolue vers la phase suivante. Toute la réserve des souvenirs de notre passé est là, en suspension derrière la marge, prête au moindre contact à la franchir ; et la masse entière des facultés, des impulsions et des connaissances qui constituent notre personnalité empirique reste déployée en permanence derrière elle. A tous les instants de notre vie consciente, la ligne de démarcation entre ce qui est actualisé et ce qui reste seulement potentiel est d’un tracé si vague qu’il est toujours difficile de dire de certains contenus mentaux si nous en avons conscience ou non « .
Le foisonnement de la création artistique au XXe siècle, en particulier dans son premier tiers, comporte de la part des artistes la reconnaissance unanime des grands changements qui intervenaient dans la façon de voir le monde sous l’effet de la vulgarisation des concepts scientifiques nouveaux et de l’essor de nouvelles technologies.
A l’instar de physiciens qui, nous l’avons vu, abandonnent progressivement l’usage des images au profit d’un discours mathématique abstrait, les artistes sans avoir nécessairement assimilé les nouveautés scientifiques, la relativité en particulier, ne se satisfont plus d’un univers newtonien strictement mécanique. Un artiste comme Kandinsky suivait avec grand intérêt les transformations révolutionnaires de la conception physique du monde.
Le renoncement à la révélation d’un éther mécanique et substantiel et son remplacement par une abstraction (immatérielle), le champ, participe à la mise en place d’une vision immatérielle de l’univers, où viennent se couler bien des conceptions de l’univers psychique. Par delà le monde matériel toute une activité immatérielle est manifeste, une activité qui pénètre et imprègne le monde matériel lui-même. Les champs magnétiques, les rayons X, les ondes radio se jouent de la matière et s’y faufilent. Un énergétisme détaché de la matière envahit le monde physique tout comme il s’installe dans la considération des phénomènes psychiques. Les milieux artistiques sont sensibles à cet air du temps qui se retrouve chez le très populaire H. Bergson, avec son » élan vital » ou dans les conceptions théosophiques fort à la mode au début du siècle.
Les artistes étaient prêts pour une expression faite de signes et de symboles, d’autant plus que les développements de la linguistique, de la sémiotique et de l’anthropologie du mythe portaient en eux les germes d’un déplacement d’intérêt de l’objet vers la signification du signifiant vers le signifié, marquant ainsi une crise morale profonde que la première guerre mondiale propulsera à l’avant scène de la culture.
Dans son ouvrage, » la Poétique du Mythe « , E. Méletinski a analysé le rôle central que le mythe joue dans la culture du XXe siècle.
» On ne dira jamais assez quel séisme moral a suivi la guerre de 1914&endash;1918. La première guerre totale dans l’histoire de l’humanité. Une guerre extrême où l’on a cherché à s’exterminer mutuellement. L’ébranlement qui en est résulté n’a pas été seulement politique, mais aussi intellectuel et spirituel. Une vision du monde s’est effondrée. La vision du monde issue du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, et du XIXe siècle, le siècle du Réalisme. Deux siècles qui peuvent être considérés comme des siècles de » démythologisation de la culture « . Le XXe siècle va être un siècle de » remythologisation « .
La crise historique engendrée par la guerre de 14, à moins que ce ne soit la crise, tout court, d’un certain capitalisme, va transformer le réalisme du XIXe siècle en un modernisme dont la composante essentielle sera la tendance à sortir des cadres sociaux-historiques et spatio-temporels. La mythologie, de par son caractère symbolique, se trouve être un langage naturel et commode pour traduire cette évasion hors du » Réel « . Evasion provoquée par la prise de conscience de la crise de la culture bourgeoise comme crise de la civilisation tout entière.
De Nietzsche à Freud et Jung, de Lévi-Bruhl à Cassirer, Eliade, Dumézil et Lévi-Strauss, l’anthropologie du XXe siècle se présente comme une mythologie . »
Le champ est un des grands Mythes du XXe siècle, avec son cortège d’analyses et métaphores, sa dialectique du réel et de l’irréel, sa contraposition du matériel et de l’immatériel.
Promu au rang de » matière première » le champ entraîne une vision holistique du monde qui imprègne de plus en plus toutes nos démarches intellectuelles avec comme correspondant social la globalisation historique entraînée par l’explosion des moyens de communication.
Mais le champ reste mystérieux pour le grand public souvent mal informé par une vulgarisation tout aussi mal à l’aise à son égard que le sont les physiciens eux-mêmes. Ce qui rend difficile une évaluation du rôle du concept de champ dans la création artistique, et revient souvent à une évaluation à posteriori par le critique, au gré de sa propre culture scientifique. K. Hayles a cherché à montrer comment les principaux concepts liés à la notion de champ ont qu’influencées les stratégies littéraires de certains écrivains du XXe siècle. Au titre de ces concepts, elle retient, l’inextricable liaison entre les choses, les événements et l’observateur qui appartiennent tous au même champ, ainsi que l’autoréférence du langage, qui ne peut assigner aux événements individuels qu’une autonomie illusoire.
Au coeur de la révolution implicite dans une conception par champ de la réalité, elle voit la reconnaissance des limites inhérentes au langage, du fait que celui-ci fait partie du champ qui est décrit.
Elle remarque que le Cours de Linguistique Générale de Ferdinand de Saussure (publication posthume en 1916) tout en faisant des propositions pour la langue semblables en esprit aux démarches de la physique et des mathématiques à la même époque, ne signifie pas que Saussure connut les articles d’Einstein de 1905 ou ait lu les Principia Mathematica de Russel. Elle constate simplement un « climat d’opinion » (11).
De même, elle ne prétend pas que les auteurs qu’elle étudie sont directement influencés par des connaissances scientifiques D.H. Lawrence ou Nabokov savaient très peu de science, alors que Pynchon en connaît sait beaucoup ou que Borges se régalait de théorie des ensembles. De la même manière le livre de Robert Pirsig, Traité du Zen et de l’entretien des motocyclettes, tire son inspiration beaucoup plus d’une réalité fluide et dynamique tirée du Zen que de la science moderne.
Mais K. Hayles se livre à une relecture de tous ces auteurs et y débusque des stratégies d’écriture liées au concept de champ, témoignage de l’air du temps. De la même manière, Andrei Nakov cherchant à replacer les démarches du peintre K. Malévitch dans l’atmosphère de son époque, commence par rappeler le rôle des idées liées à la » quatrième dimension « , et ‘l’influence de P.D. Ouspenski sur Malevitch.
Il note avec justesse la convergence d’un certain nombre d’idées pour constituer un esprit de l’époque, qui valorise signes et symboles au dépens de l’image réaliste. Une démarche qui nous l’avons vu s’installe dans la physique théorique.
» La métaphore de la surface, utilisée en tant qu’image et symbole, est symptomatique d’un certain type de pensée qui, depuis le milieu du XIXe siècle, se fraye un chemin dans la réflexion scientifique. On trouve également ce type d’image dans la philosophie orientale, celle de l’Inde, en particulier, ainsi que chez les penseurs européens qui s’inspirent de cette philosophie. La surface évoque le dépassement physique du corps, sa réduction au concept non descriptif. Il s’agit d’une démarche cognitive qui se désintéresse de la matérialité du corps pour se contenter d’un symbole plastique à deux dimensions. L’apparence la plus synthétique du monde se trouve réduite à un signe quasi géométrique. Pour reprendre les paroles de Gauguin, ce n’est plus la figure qui est l’objet de la peinture, mais le « figuré ». «
On trouverait facilement des correspondances à cette attitude dans la nouvelle catégorisation analytique à laquelle procèdent vers le milieu des années dix les linguistes formalistes : ne sont-ils pas alors en train de différencier à ce même moment le signifiant du signifié, la forme phonique ou graphique du mot de son sens ? La surface en tant que raccourci conceptuel marquera la pensé du XXe siècle aussi bien dans l’art que dans la science moléculaire et atomique. Ce concept d’une modernité dynamique par excellence est promu à un avenir (informatique, communication par l’image) dont nous sommes encore loin de mesurer l’impact sur notre système de perception, sur le mode de fonctionnement de notre logique dont il a changé les fondements mêmes .
Se désintéresser de la matérialité du corps pour se contenter d’un symbole, se désintéresser du signifiant pour privilégier le signifié, oublier l’éther pour s’intéresser aux équations du champ, voilà une démarche commune aux peintres, aux linguistes et aux physiciens en ce début du XXe siècle.
A. Nakov n’hésite pas alors à parler de champ à propos du Suprématisme.
» … car l’espace suprématiste n’est pas le même que celui élaboré par la perspective traditionnelle de la Renaissance. Dans l’espace suprématiste de Malevitch, tel qu’il est défini entre 1915 et 1916 et élargi en 1918 par l’insistance sur sa qualité » infinie « , nous retrouvons la définition vectorielle qui est celle de la nouvelle conception physique du champ, » concept sans lequel il serait impossible de formuler la relativité générale « . (Einstein)
Le parallèle entre la conception du » champ » et celle de l’espace suprématiste est frappant. Elaboré de façon déductive (principe qui est aussi à la base du système conceptuel de Hinton-Ouspenski), le concept de champ se fraye lentement un chemin dans le domaine des recherches électromagnétiques conduites par Faraday et Maxwell dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Maxwell en fournit en 1873 une clarification théorique dans le Traité d’électricité et de magnétisme. Grâce à sa conception d’une nouvelle forme d’existence de la matière, Minkowski et Lorentz peuvent élaborer leurs idées du continuum spatio-temporel, idées qui permettent la révolution scientifique de notre siècle et ouvrent le chemin à Einstein, dont l’ouvrage le plus célèbre reste Le fondement de la théorie de la relativité restreinte et généralisée. Cette théorie, énoncée pour la première fois dans sa forme » restreinte » en 1905 (notons au passage que cette date marque également le début du fauvisme), reçut sa formulation » généralisée » en 1915 et l’ouvrage fut publié en 1916, dates qui coïncident justement avec l’apparition du suprématisme. Les qualités qui définissent le chemin de cette nouvelle pensée scientifique se rapprochent singulièrement des postulats philosophiques d’Ouspenski qu’on peut considérer, dans cette lumière comparative, comme le commentateur inspiré de cette nouvelle conception de la matière. Anticipé chez les anciens philosophes physiciens stoïciens, le concept du pneuma, qui pose l’existence d’une continuité de la matière, et du même coup implique la notion d’infini, conduit Faraday à envisager l’existence du champ électromagnétique comme une des formes de manifestation de la matière. Ce champ n’est pas défini par l’observation mais déduit, de même que ses » lignes de force » et ses » surfaces équipotentielles « , dont Maxwell (1831-1879) représente l’existence dynamique par des vecteurs. A l’ancienne conception atomiste du monde, basée sur le principe du vide négatif, est opposée une nouvelle vision dynamique appuyée sur le principe d’infinies transformations énergétiques (le vide créateur). Grâce au concept du champ, » le plus grand succès de l’homme dans la science « , Einstein sera à même d’abolir en 1916 la frontière qui sépare l’espace du temps en les rapportant à un dénominateur commun et en envisageant une logique transformationnelle qu’Ouspenski essayait au même moment de cerner sur le plan philosophique. Le fameux rêve de la quatrième dimension (logique) aboutissait en 1916 à une formule lapidaire qui ouvrait un nouvel âge mental dans l’histoire de l’humanité.
L’espace malévitchéen, qui se déclare à cette même époque, semble profondément marqué par le discours ouspenskien : on y trouve une nouvelle forme d’existence (non-objective) de l’espace vectoriel qui abolit l’ancienne perspective monoculaire basée sur l’observatoire directe. L’espace de Malevitch est déductible, c’est un espace qui n’implique pas une orientation autoritaire (le point de fuite), mais suppose une » libre navigation » offrant la possibilité de plusieurs choix de » tenseurs » (Maxwell) qui coexistent sans se contredire et qui, grâce à leur libre tension dynamique, définissent l’existence spatiale (matérielle) du champ. De même que le champ des sciences exactes, cet espace n’est pas posé avant la matière, mais existe de façon dynamique en tant que rapport spatio-temporel. Son existence n’est possible qu’à partir de formes non-objectives en mouvement. Dans le système suprématiste, la surface-plan est l’unité qui définit l’existence de l’espace, contrairement au système établi sous la Renaissance, où la construction de la boîte perspectivique précède l’existence des éléments picturaux qui doivent obligatoirement se placer dans les limites que la construction perspectivique leur assigne. Le système de connaissance subjective de Malevitch (parallèle aux postulats philosophiques d’Ouspenski) est à l’opposé de la connaissance objective prônée par la perspective monoculaire qui proscrit par avance toute conception » personnelle » (anamorphoses) de l’espace. Les anamorphoses furent de tout temps reléguées dans la catégorie pathologique des » anomalies » auxquelles une certaine critique aurait également voulu réduire les » anamorphoses » suprématistes. Le suprématisme suppose l’existence permanente d’un nouvel état dynamique de la matière et aboutit obligatoirement au concept de continuité (l’infini) qui implique en toutes lettres la notion du champ. Abolissant l’ancien pragmatisme de l’expérience physique, dont l’anecdote de » l’oeuf de Colomb » offre le meilleur exemple, Malevitch crée dans le domaine de la peinture un système de représentation plastique de cette quatrième dimension de la logique conceptuelle. Le refus de l’observation matérielle (convention représentative dans l’art) devient la condition obligatoire pour franchir le pas du stade supérieur de l’existence de la matière . »
Malévitch. Ecrits
Nakov a du mal à exprimer clairement le rapport entre Suprématisme et concept de champ.. Mais l’essentiel est qu’il sent bien la complicité culturelle à l’oeuvre ici. Il reprendra cette argumentation en cherchant à la rendre encore plus suggestive.
» … en partant d’une logique de la matérialité des couleurs, Exter développait dans ses peintures des années 1916-1917 un système de rapports dynamiques entre les formes, imbriquées dans une causalité énergétique, source du mouvement. Les lois de cette nouvelle peinture, mue par la dynamique de la couleur – facteur déterminant sur le plan des formes qui en sont la conséquence – sont au mieux reflétées dans un recueil de » constructions » de l’année 1916 au titre éloquent : Explosion, mouvement, poids.
En exploitant cette nouvelle métaphysique de la couleur, les peintres non-objectifs russes réalisent dans le domaine de l’art la contrepartie d’une révolution conceptuelle qui depuis plus d’un demi-siècle avait alimenté les innovations de la technique et celles de l’électrodynamique, en particulier en produisant le concept de champ électromagnétique. Sans s’appliquer à illustrer un concept scientifique, les peintres non-objectifs arrivaient de par la seule force de la nouvelle logique des virtualités dynamiques du matériau à cette nouvelle conception du monde qu’illustrent, dans le domaine de la science les inventions de Maxwell, Minkowski ou Einstein. Il n’est par ailleurs pas étonnant qu’au moment où les découvertes de la science entrent dans la vie de tous les jours (radio, lumière électrique, moteur à explosion), la réalité de leur principe soit prise au sérieux par l’art dont les fondements se trouvent à leur tour bouleversé par ce nouvel état de rapports entre les éléments. Et ce n’est certainement pas un hasard si en 1918, quand la peinture non-objective atteint le climat de sa deuxième phase, le sujet central de ses expériences est alimenté par la réflexion sur la force énergétique de la lumière. A ce moment, la peinture non-objective n’utilise plus la lumière comme une sorte de catalyseur de la représentation destiné à révéler les qualités d’un (autre) sujet à l’intérieur du tableau (nature morte, paysage, portrait, etc.) ; c’est la lumière en tant qu’objet, matériau formo-créateur, qui devient le sujet de la représentation picturale. A ce moment, les plans picturaux perdent leur valeur de molécules précises, ils cessent d’être les briques d’une construction, la couleur quitte les limites d’une forme géométriquement définie pour se transformer en flots de lumière. Tels des rayons cosmiques, ils traversent la composition picturale en impliquant en même temps la notion d’un espace infini et qui s’étend bien au-delà du champ du tableau. Ainsi ce champ devient ouvert. L’on remarquera les premiers pas dans cette direction dans certaines compositions futuristes de Ballà et Larionov, quand ces artistes étendent délibérément le champ du tableau sur son cadre (le cadre constitue ainsi le prolongement de la toile et non sa limite).
Cette tendance vers la dématérialisation du plan pictural marque aussi bien l’évolution de Malévitch que celle d’Exter, Popova et Rozanova, chez lesquels la notion de champ commence à prédominer sur celle de l’unité formelle précise (la forme non-objective). En utilisant toujours un langage métaphorique, -mais combien précis en même temps !- Malevitch dira dans son manifeste suprématiste de 1919 qu’ » en ce moment le chemin de l’homme passe par l’espace. Le suprématisme, sémaphore de la couleur, se situe dans son abîme infini « . Et il insistera sur le » caractère philosophique » de ce » système de la couleur « . Si l’ambition de Malevitch était d’orienter la peinture à s’interroger sur les limites ontologiques, sur les frontières (philosophiques et existentielles) de son être, d’autres peintres à l’esprit beaucoup plus pragmatique se lancent à traiter les problèmes formels de la peinture non-objective avec une sorte de virtuosité illusionniste. Tel est le cas d’Alexandre Rodtchenko (1891-1956) qui, au cours de la seule année 1918, produit divers types de compositions non-objectives dont la différenciation stylistique résulte de l’ » éclairage « , de l’ » illumination « , de l’ » effervescence » ou de l’ » évanescence » de la lumière. Si, dans le cas de Rodtchenko, cette problématique s’apparente quelque peu à l’identification du droguiste, pour les descendants directs du suprématisme le rapport des plans picturaux – dont la rencontre dynamique devait au départ constituer une sorte d’ossature ou de grammaire des unités formelles du discours pictural – se transforme en 1918 en confrontation de champs énergétiques, en une sorte de brasier de rayons cosmiques dans lesquels la matérialité précise des plans disparaît au profit d’une mutation qualitative de la matière . »
A. Nakov, L’Avant garde russe
Que la notion de champ, en envahissant l’espace ait bouleversé les conceptions de celui-ci établies depuis la Renaissance, voilà qui ne fait pas de doute. Mais elle a en même temps bouleversé la notion de vide, affirmant une présence là où l’on n’avait jusqu’à présent seulement constaté l’absence. Nous avons vu que sur les décombres de l’éther, la théorie quantique des champs à introduit le concept de » champ du vide « . Que le vide ne soit pas rien, est un des messages les plus forts de la théorie du champ. L’Occident avait déjà connu la notion de » vide plein » à travers la théologie négative de Plotin à Maître Eckhart, et la conception métaphysique du vide qui règne dans l’art des icônes (12).
De nouveau Malevitch va se trouver porteur d’une culture du champ sans son rapport au vide et au rien. Un rapport largement tributaire de sa perception de l’Icône.
Un physicien aujourd’hui ne peut pas ne pas sentir des analogies profondes entre des démarches d’apparence si diverses.
Dans les propos qu’il utilise pour caractériser la pensée de Malevitch, Bruno Duborgel, rend ces analogies frappantes.
» Dans le miroir suprématiste (1923), par exemple, Malevitch liste la diversité » du Monde » et, d’une grande accolade, la rapporte à » égale zéro « , lui opposant l’énoncé de la seule Réalité, c’est-à-dire le Monde sans-objet désigné comme » essence des diversités. Le monde comme non-figuration « . Cette unique Réalité vivant est encore formulée en termes d’ » excitation sans cause de l’Univers » et de » rythme « , d’excitation qui » est une flamme cosmique qui vit du non-figuratif « . » Ce que nous appelons la Réalité « , propose encore Malevitch, est l’infini qui n’a ni poids ni mesure, ni temps, ni espace, ni infini, ni relatif, et n’est jamais tracé pour devenir une forme. Elle ne peut être ni représentée ni connaissable. Il n’y a pas de connaissable et en même temps il existe ce » rien » éternel.
Rappelons, enfin, que ce monde sans objet, ce rien, vérité de l’être pour Malevitch, loin de correspondre au vide du néant selon la conception d’un pur nihilisme négatif, désigne l’absence d’objet comme plénitude d’une présence supra essentielle, comme » essence des diversités » et seule réalité vivante, comme néant positif et puissance d’engendrement de tout. Cette expérience malévitchéenne du dépouillement extrême de l’être, du néant ainsi entendu, de l’être abyssal, n’est pas sans présenter certaines correspondances avec d’autres exemples, tant occidentaux qu’orientaux, de l’expérience mystique. Et, avec la plupart des commentateurs, on en vient naturellement à suggérer des échos entre l’ontologie suprématiste de Malevitch et tels énoncés afférents au nihilisme russe, à la mystique de Lao-Tseu, à la relation de la » vacuité » et de l’être chez Maître Eckhart, à la pensée de Jacob Boehme, de Ruysbroeck, ou de Denys l’Aréopagite, de la théologie apophatique, de l’Hésychasme, etc. »
B. Duborgel, Malevitch. La question de l’icône
Le passage que je souligne pourrait valablement figurer comme caractérisation du vide quantique dans un dictionnaire de philosophie… Mais le critique d’art se borne ici à renvoyer aux classiques de l’apophatisme. Et pourtant des artistes comme Malévitch, ou plus encore son ami Filonov, expriment dans la peinture les mêmes démarches qui, très peu de temps après, vont apparaître en théorie quantique des champs. Comme si le XXème siècle était travaillé par l’idée profonde d’exprimer l’engendrement. L’engendrement du Tout, y compris l’Univers. N’est-il pas le siècle où apparaît une nouvelle science, la cosmologie, qui cherche à restituer un scénario de la naissance de l’univers, où le champ est un acteur omniprésent.
Pour terminer donnons l’illustration du basculement de la notion de symétrie dans l’art moderne, parallèle au basculement effectué en théorie des champs où la symétrie nous l’avons vu devient essentielle et non pas accidentelle.
La symétrie est présentée pour elle-même et constitue le seul discours chez de nombreux peintres non-figuratifs. Il en va de même pour l’ordre ou le désordre.
La liste est longue des peintres qui cherchent, hors de toute figuration, à représenter des symétries pures, des rythmes purs, des topologies exemplaires.
De Piet Mondrian (1872-1944) et Theo Van Doesburg (1883-1931) à Richard Paul Lohse (1902-1989), Josef Albers (1888-1976), Max Bill (1908- ), Laszlo Moholy-Nagy (1895-1946) ou Victor Vasarely (1908 – ) et Vera Molnar (1924 – …).
Et ceci en dehors de tout esprit d’ornementation et de décoration, ce qui distingue en principe cette pratique de la géométrie picturale de celle en usage dans le monde musulman. Ces oeuvres évoquent plutôt une fonctionnalité sous jacente à tel point qu’on a pu les rapprocher des schémas de positionnement des transistors sur une puce électronique. Ainsi en 1990 le Museum of Modern Art de New York a présenté une exposition » Information Art-Diagramming microchips » au même moment où à Brême se déroulait une exposition analogue : » Mathematics, Reality and Aesthetics. A picture set on VLSI-Chip. Design « .
Ce qui est né de l’électricité retourne à l’électricité.
E. Cassirer – Philosophie des formes symboliques. Editions de Minuit, 1972.
F. de Mèredieu. Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne. Bordas, 1994.
A. Duborgel – Malevitch. La question de l’icône. Université de Saint-Etienne, 1997.
M. Emmer, ed. The visual mind. Art and mathematics. MIT Press, 1993.
B. Greenberg. Peinture à l’américaine. Dans » Art et Culture « . Macula,1988.
I. Hargittai, ed. Symmetry. Unifying human understanding. Pergamon Press, 1996.
K. Hayles. The Cosmic Web. Scientific field models and literary strategies in the 20th century. Cornell University Press. 1984.
L.D. Henderson. The Fourth Dimension and non-Geometry in Modern Art. Princeton University Press, 1983.
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S. Leduc. La Biologie synthétique. (L’ouvrage de S. Leduc est disponible sur le web, dans le cadre d’une exposition sur » L’Origine des formes « . http://www.peiresc.org )
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R. Thom – Esquisse d’une sémiophysique. Paris, Inter Éditions, 1998.
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(1) Si le courant électrique peut sembler un phénomène continu, il a toujours été interprété comme une mise en mouvement de charges électriques discrètes, image confortée par la découverte de l’électron ( 1897 ).
(2) Nous nous limiterons dans cette étude à l’examen des arts plastiques et n’envisagerons pas le cas de la musique. En fait la musique au XXème siècle va être profondément concernée par la révolution technique et conceptuelle introduite par la notion générale de champ. Le passage de la note au son, de l’atomisme musical à la musique spectrale, traduit le passage à une description des phénomènes physiques, ici les phénomènes acoustiques ou électroacoustiques, à l’aide d’outils mathématiques caractéristiques des champs. Traitement conceptuel d’une information continue, même si cela aboutit en fin de compte à une discrétisation forcée par digitalisation.
(3) Dans son ouvrage récent (1998) L.D. Henderson présente un tableau richement documenté de l’environnement scientifique et technologique d’avant la guerre de 1914. Les ondes électromagnétiques ( avec la Tour Eiffel comme symbole), les rayons X, la réalité atomique, constituent les éléments de la découverte d’un monde invisible qui vient prêter main forte à une atmosphère occultiste largement répandue. Mais que des artistes comme Marcel Duchamp ou Alfred Jarry réagissent fortement à cet environnement présente un caractère plus anecdotique que fondamental, et ne manifeste pas en soi un véritable changement dans la vision du monde.
(4) Ceci doit être nuancé par l’examen des doctrines atomistiques de la pensée indienne et de la pensée chinoise.
On trouve des doctrines atomistiques dans le Jainisme et le Bouddhisme. Mais l’atomisme qui eût le plus d’influence sur la pensée indienne est celui du système philosophique hindouiste du Vaisesika, aussi ancien sans doute que l’atomisme grec. On y trouve une doctrine de quatre classes d’atomes ayant des propriétés spécifiques correspondant à la terre, le feu, l’eau et l’air. Il existe un cinquième élément, considéré comme non matériel et envahissant tout l’univers : l’éther (akasa). L’éther, quoique non matériel, joue un rôle dans la formation des corps macroscopiques à partir des atomes.
Quant à la pensée chinoise, elle n’a pas connu de véritable atomisme, quoique le système du I Ching taoiste soit une forme chinoise d’atomisme, une combinatoire savante que J. Needham considère comme une image miroir de la société bureaucratique chinoise. La société humaine comme l’image de la nature se présentent sous forme d’un tableau où toute chose a sa position et se trouve reliée aux autres choses par des canaux appropriés. Il n’y a pas plus idéologique, dans ses fondements comme dans son emploi, que l’atomisme !
(5) Il s’y exprime un Atomisme Logique formulé au début du siècle par Russel et Wittgenstein. Dans le Tractatus Logico-Philosophicus, ce dernier exprime ainsi la thèse d’atomicité : » Toute affirmation sur des complexes peut être résolue en affirmations portant sur les parties composantes, et en énoncés qui décrivent complètement les complexes. »
(6) Malgré sa dangereuse soumission au dogme atomiste où l’entraîne la Biologie Moléculaire.
(7) Cette insuffisance de l’Atomisme est clairement analysée par E. Cassirer dans la » Philosophie des formes symboliques » (T. 3, p. 500 ) :
Trois grands noms, ceux d’Aristote, de Descartes et de Leibniz peuvent résumer le progrès de la théorie générale de la nature et de sa forme logique.
La physique aristotélicienne est le premier exemple d’une science authentique de la nature. Sans doute pourrait-on penser que ce titre de gloire revient avec plus de droit aux fondateurs de l’atomisme qu’à lui. Mais quoique la théorie atomique ait créé avec les concepts d’atome et » d’espace vide » une conception absolument fondamentale et un cadre méthodologique pour toute explication future de la nature, remplir ce cadre lui demeurait interdit.
Car, sous sa forme antique, elle ne pouvait pas maîtriser le problème véritable et fondamental de la nature, celui du devenir. L’atomisme résout le problème du corps, en ramenant toutes les » propriétés » sensibles à des déterminations purement géométriques, à la forme, à la position et à l’ordre des atomes. Mais il ne possède pas d’instrument général de pensée pour représenter le changement- de principe à partir duquel expliquer et déterminer légalement l’action réciproque des atomes.
(8) La pensée du continu chez Aristote va de pair avec une conception dynamique du monde qui s’oppose à la conception atomistique sur le sujet des formes. A la donnée des formes a priori comme constituants élémentaires du monde, Aristote oppose une conception de la création des formes par le mouvement. Conception qui a connu au XX ème siècle des développements scientifiques majeurs dans le cadre de la théorie des systèmes dynamiques (mécanique) qui a mis en évidence des mécanisme d’apparition des formes. Alors que ces progrès datent des années 50, il est curieux de constater l’existence de précurseurs dans les années 10. C’est le cas de Stéphane Leduc dans » La Biologie Synthétique » (1917). Mais c’est aussi le cas du génial peintre de l’avant garde russe Pavel Filonov (1883-1941). Ce fait ne semble pas avoir été apprécié jusqu’à présent. L’originalité de Filonov est de prôner et mettre en oeuvre une stratégie d’apparition des formes par un travail atomistique intense. Il reproche aux cubistes de se satisfaire de formes connues d’avance, quitte à les déformer. Opposant la loi d’évolution au canon géométrique, il considère, avec N. Berdiaev, que de ce point de vue Picasso marque non pas une nouvelle étape de l’esthétique occidentale mais en quelque sorte une apogée finale !
(9) Cf ; à ce sujet le livre de Florence de Mèredieu (1994 ).
(10) De ce point de vue les démonstrations d’ E. Panofsky tentant de relier l’architecture gothique et la pensée scholastique, ou de présenter la perspective comme une manifestation symbolique, sont exemplaires. ( Panofsky. 1968, 1975 ).
(11) Climat d’opinion, esprit du temps (Zeitgeist), habitudes mentales (Panofsky ), constituent autant d’expressions de la croyance en une unité des mentalités à une époque donnée. Unité difficile à établir, mais constituant l’hypothèse essentielle de toutes les grandes catégorisation de l’histoire culturelle. La renaissance, le baroque, le clacissisme, le romantisme, le réalisme sont des catégories fondées sur l’idée de mentalités communes. Conception contestée par les points de vue post modernistes.
(12) Sur le site web d’Albert Ribas (http://inicia.asp/de/aribas/home.html) auteur d’un ouvrage d’histoire du concept de vide de l’antiquité à l’époque moderne, une rubrique est consacrée à l’art et le vide. Elle renvoie essentiellement à des peintres du XX ème siècle. Malévich, Rothko, Newman, Soulages, Pollock, Mondrian.