S’il semble logique et vraisemblable que l’Art et la Science entretiennent des rapports étroits comme constituants d’une même culture, la mise en évidence de ces rapports est en général délicate, ce qui entraîne même souvent la négation de ces rapports.
Il semble pourtant que l’Art soit constamment à la recherche expressive d’une vision du monde à l’intérieur duquel la Science se déploie. On a plusieurs fois cru discerner le rôle pionnier des artistes dans la sensibilisation à une forme de pensée particulière qui se met à l’oeuvre à l’intérieur de la création scientifique.
De ce point de vue il est particulièrement instructif d’étudier l’art de la Renaissance et l’art moderne abstrait, en cherchant plutôt des correspondances globales que des correspondances locales point par point.
L’image communément répandue de la science est probablement tout aussi fausse et mutilée que l’image communément répandue de l’art.
A la science on attribue rigueur, respect des faits, précision de la pensée, puissance de l’analyse, bref « objectivité ».
A l’art, indifférence à la logique, incontrôlable subjectivité, « flou artistique », mais puissance de la synthèse et force de l’expression.
Cependant les relations entre les arts et les savoirs scientifiques ou techniques passent par bien des voies diverses, et dans les deux sens. On sait vaguement qu’il y a des liaisons, des influences, des homologies, mais on ne les a jamais étudiées de près, notamment au niveau de la création.
L’autre interrogation majeure qui justifie une réflexion, porte sur le clivage traditionnel entre arts et sciences, dont les effets dans la vie sociale et culturelle, dans les représentations comme dans les institutions, sont nombreux et puissants.
Une réflexion sur ce partage parfois considéré comme définitif, semble indispensable aujourd’hui : il importe qu’une telle réflexion, pour ne pas rester spéculative, s’étaye sur les conclusions ou les indications d’une recherche méthodique.
Quelque nombreux que soient aujourd »hui les « échanges » entre savants et artistes, ils restent d’abord à décrire : ils se font de manière anecdotique, sauf en de rares cas et ils n’ont encore conduit qu’à peu de tentatives d’élaboration théorique ou d’association institutionnelle, même si certains secteurs sont sur ce point moins en retard que d’autres.
Le problème du « paysage » est à lui seul, parmi bien d’autres, révélateur de la communauté des démarches de l’art et de la science.
L’histoire de l’art comme celle de la science sont faites de changement de points de vue et d’attitudes. Y compris le changement majeur qui consiste à regarder l’art comme Art et la science comme Science. L’apparition du paysage, tout comme celle de la perspective, témoigne dans l’histoire de la culture européenne d’un renversement total de point de vue sur le monde qui se manifeste tout autant dans le développement de la science. C’est l’homme qui regarde la nature et non plus la nature qui regarde l’homme.
La nouvelle culture qui émerge de la maturation du Moyen-Age n’usurpe pas son nom d’Humanisme car elle déplace le sens des rapports, entre l’homme et la nature. C’est l’homme qui regarde la nature et non pas la nature qui prend l’homme en charge.
Dans cette culture, bourgeoise et capitaliste, l’individu apparaît au premier plan, comme sujet, avec son pouvoir, sa sensibilité propre, son statut générateur de toute objectivité. Le sujet se sent au-dessus de l’objet, l’homme est déclaré le roi de la nature. Ceci n’existe pas dans la culture antique. La personnalité n’y a pas cette signification colossale et absolutisée qu’elle prend dans la nouvelle culture européenne.
La prise de possession de la nature à travers la conception du paysage et de la peinture, comme fenêtre sur le monde, participe de ce même changement d’attitude qui va caractériser la science moderne.
A l’ordre des choses succède l’ordre imposé par l’homme. La nature propose, mais l’homme dispose.
Aux critères de vérité correspondant à la logique des choses succèdent des critères de vérité liés à l’efficacité de l’action. « C’est vrai parce que cela marche » devient la devise de la science. « C’est vrai parce que c’est expressif » devient la devise de l’art. En art comme en science, l’ontologie cède le pas au fonctionnalisme, avec une dérive incessante vers l’objet de consommation.
On consomme du paysage ou de l’art contemporain comme on consomme de l’informatique et des médicaments.
Statut commun de l’Art et de la Science, qui modèle d’une manière analogue ces deux domaines de la culture.
Statut commun qui se manifeste dans l’entrecroisement des conceptions de l’esthétique et de celles de l’épistémologie. On voit bien que l’enjeu est le même et exprime toujours la tension entre la représentation et la réalité. De fait, la plupart des concepts centraux de l’esthétique, comme ceux de réalisme ou d’image, sont les concepts essentiels de l’épistémologie. On pourrait bien concevoir un dictionnaire à deux registres, où chaque entrée verrait produire un discours sur l’art et un discours sur la science. Pourquoi les cloisons sont maintenues étanches? Il faut les briser.
Une des problématiques communes à l’art et à la science est celle des rapports entre la matière et la forme. Si la matière est le support nécessaire de la forme et de l’information, la théorie esthétique classique de Kant à Hegel et Cassirer, assume la disparition finale du matériau dans la transmission du message. La beauté devient abstraite, indépendamment du support. C’est cette voie là qui a été suivie au XXème siècle par la théorie mathématique de l’information et les conceptions théoriques de l’informatique. En ramenant tout à un jeu de zéros et de uns, l’informatique exprime souvent le même idéal que l’art abstrait. S’abstraire du support matériel explicite. L’art contemporain bat en brèche cette prétention en traitant le matériau indépendamment de la forme. Ne peut-on être frappé de voir de nos jours, sous l’influence des théories quantiques, la théorie classique de l’information battre en retraite devant un slogan provocateur : « L’information est physique ». Ces révolutions parallèles de l’art et de la science révèlent les rythmes profonds qui les sous-tendent en commun.
Simon DINER (+ 2013)