Les Journées Interdisciplinaires “Sciences & Fictions” de Peyresq, nées en 2007, fêtent cette année leur cinquième édition, toujours en partenariat avec l'ABSL Nicolas-Claude Fabri de Peiresc “Foyer d'Humanisme” et l’association Physique à Nice. Cette année encore, l’équipage de doctorants, de chercheurs de toutes disciplines, d’auteurs, d’éditeurs, de traducteurs, et de membres divers de la communauté francophone de science-fiction, a mis le cap sur une thématique qui se situe à la croisée de la communication scientifique et de la science-fiction depuis que l’Homme a commencé à observer le ciel avec la lunette astronomique.
Du 10 au 13 juin 2011, après avoir appuyé leurs réflexions croisées sur des œuvres majeures (Robert Heinlein, 2007, Rudyard Kipling, 2008), des concepts novateurs (Subjectivités collectives, 2009), et des genres littéraires étroitement liés à la communication scientifique (Hard Science Fiction, 2010), les Journées interdisciplinaires se sont posées cette année sur un monde étrangement familier, résolument entre sciences et fictions : “Mars !”. La “planète rouge” tient une place à part dans nos imaginaires, dans nos mythes, aussi bien scientifiques que littéraires, objet de spéculations cosmologiques comme de rêves de conquête, des cauchemars d’invasion, et réceptacle d’une altérité inquiétante, sous la plume d’auteurs classiques tels que Guy de Maupassant, Herbert George Wells, Edgar Rice Burroughs, Ray Bradbury. Mais Mars est aussi devenue au cours du XXème siècle, sous la plume d’auteurs américains en particulier, tels que Robert A. Heinlein, Kim Stanley Robinson, ou Ben Bova, un laboratoire scientifique et politique, interrogeant, par la fiction, les possibilités techniques et sociétales d’une humanité toujours en quête d’avenirs.
Les modalités de discussion des journées martiennes ont été identiques à celles qui avaient fait le succès des précédentes éditions : une série de sessions thématiques, organisées sous forme de workshop, incluant la présentation d’un avant-propos par un modérateur chargé de lancer, puis d’animer le débat entre les chercheurs et les auteurs. Voici un bref résumé des sessions “martiennes“; le lecteur n’y retrouvera qu’une infime partie des sujets abordés et des conclusions évoquées, mais les sessions ayant fait l’objet d’un enregistrement audiovisuel, il pourra consulter une synthèse générale assortie d’articles thématiques signés par les intervenants des journées interdisciplinaire, dans les Actes qui seront publiés ultérieurement, comme ceux des éditions précédentes, aux éditions du Somnium, courant 2012.
Eric Picholle, organisateur, ouvre officiellement les cinquièmes journées interdisciplinaires S&F, le vendredi 10 juin, par une conférence introductive, qu’il a intitulée “Au-delà de l'horizon”. Il y revient sur la place privilégiée de la planète Mars dans l’imaginaire scientifique et dans la science-fiction, depuis les plus lointaines observations astronomiques, l’analyse du mouvement rétrograde de l’astre errant par Johannes Kepler, le rêve scientifique d’une conquête et d’une terraformation, l’espoir d’une utopie égalitaire, ou, simplement, l’étape cruciale d’une véritable conquête du système solaire qui serait réactivée au XXIème siècle. Eric Picholle interroge la salle : pourquoi aller sur Mars ? “Parce qu’elle est là !”, pourrait-on répondre. Mars est un défi scientifique, technique et politique pour l’ensemble de l’humanité. Elle est aussi et surtout un miroir tendu vers la Terre, pour interroger les limites et les raisons de l’adaptatibilité humaine.
À la suite d’Eric Picholle, Aurélie Villers, auteur d’une thèse remarquée portant sur La planète Mars dans la littérature de science-fiction américaine des années quatre-vingt-dix, anime une toute première session thématique sur les “Paysages martiens” en montrant la diversité des topographies réelles et rêvées de la planète rouge, et identifiant les schémas culturels qui s’y reflètent : y aurait-il une manière française, anglaise, américaine ou russe, de cartographier un monde ? Aurélie montre qu’il y a eu trois âges d’or de la représentation de la planète Mars : les années 1890, les années 1950, et les années 1990, depuis les dessins de Camille Flammarion jusqu’aux descriptions de Kim Stanley Robinson. Sur Mars, la carte semble précéder le territoire et la nomenclature martienne est souvent l’expression de l’histoire politique de la Terre. Elle relève également la remarquable persistance des erreurs d’observation scientifique, notamment celle, restée célèbre, des “canaux martiens” de Schiaparelli et de Percival Lowell à la fin du XIXème siècle.
La soirée est consacrée a des lectures d'ouvrages “martiens” par Claude Ecken, en particulier un magnifique extrait d’une nouvelle classique de Stanley Weinbaum, Une odyssée martienne, qui fut initialement publiée en 1934.
Puis, c’est David Fossé, journaliste et collaborateur à la revue Ciel & Espace (voir article "Mars, planète des songes"), qui présente un “Diaporama martien” en reprenant tout l’historique de la conquête (scientifique) de la planète Mars, grâce aux programmes américains, russes et européens, qui ont permis l’exploration la planète rouge par des sondes et des robots toujours plus perfectionnés. Certaines des images scientifiques qu’il révèle à l’assemblée sont à couper le souffle et semblent paradoxalement sorties de l’imaginaire le plus débridé. Une réflexion vespérale s’engage sur les rapports de l’image et de l’imaginaire.
Le lendemain, samedi 11 juin, en matinée, deux sessions successivement modérées par le docteur en littérature Simon Bréan et Samuel Minne, sont consacrées à la diversité des représentations culturelles et/ou mythologiques de Mars : le “Martien, figure de l'étranger ?” et les “Mythes martiens, d'Arès à Barsoom” sont en débats: l’astre errant apparaît associé à la peur, la panique et la discorde, et il joue son rôle, en négatif, dans la structuration des représentations du monde depuis l’Antiquité. Mais qu’en est-il dans la littérature de science-fiction qui en récupère la dimension mythologique ? Le cycle d’Edgar Rice Burroughs est naturellement convoqué dans la discussion qui s’ensuit, ainsi que la redéfinition de la planète rouge soit comme une métaphore de l’ennemi communiste, soit comme une nouvelle frontière à franchir, vers la maturité de l’humanité, en particulier dans la science-fiction de Robert A. Heinlein, avec des titres comme Red Planet, jusqu’à faire de la conquête de Mars une eschatologie scientifique : dès lors, la colonisation de la planète rouge serait, d’un point de vue américain, la ligne de crête d’une destinée manifeste qui mènerait l’humanité à l’âge d’or en passant par la conquête du système solaire.
L'après-midi, dans une session cinématographique, qui est devenue une tradition des journées interdisciplinaires de Peyresq, Daniel Tron présente une sélection d’œuvres illustrant l’évolution des représentations cinématographiques de la planète rouge, depuis Aelita (1924) de Yakov Protozanov, jusqu’à Mission to Mars (1999) de Brian de Palma, en passant par Conquest of Space (1955) de George Pal et Total Recall (1990) de Paul Verhoeven. Il s’arrête également sur la place centrale de Mars dans l’adaptation de Watchmen d’Alan Moore (2009) par Zack Snyder, dans laquelle le personnage emblématique du Docteur Manhattan, incarnant la force nucléaire américaine et ses conséquences politiques, trouve finalement refuge sur Mars. La deuxième session de l’après-midi est également une belle tradition peyrescane, puisqu’elle entend répondre à la question “Les jeunes rêvent-ils encore d'espace ?”, et s’inscrit très délibérément dans les problématiques récurrentes du désir de science chez les jeunes. Modérée par la didacticienne Estelle Blanquet, elle permet d’explorer les rapports des enfants à l’espace par tranche d’âge et d’en identifier les marqueurs : jusqu’à cinq ans, l’espace fait rêver, de cinq à douze ans, l’envie d’espace demeure et s’accompagne d’une recherche plus scientifique d’informations (autour de l’apesanteur), après quinze ans, l’espace semble avoir perdu tout son éclat et les adolescents pensent tout savoir, déjà, à son sujet. Les adultes qu’ils deviennent ensuite, reviennent rarement à leur émerveillement premier. Les débats de la session se cristallisent autour du rôle pédagogique de Mars. Un ciné-club martien vient à la fois conclure et prolonger ces deux sessions grâce au visionnage d’œuvres parfois méconnues, mais d’une grande exemplarité.
Le lendemain, le dimanche 12 juin, les sciences socia?les sont à l’honneur puisque les deux sessions du matin sont consacrées à la figure de Mars comme un “Laboratoire pour le développement durable”, modérée par Yannick Rumpala, chercheur en science politique, spécialiste des politiques publiques du développement durable et de la théorie du gouvernement du changement total, et aux “Défis d'une ingénierie globale”, modérée par le sociologue habitué des journées interdisciplinaires de Peyresq, Bernard Convert. Le premier, non sans avoir évoqué l’impact du rapport Bruntland de 1987, évoque les projets de macro-ingénierie qui visent à “climatiser” la planète rouge, et fait l’historique de la notion de terraformation depuis l’invention du néologisme par un auteur américain de science-fiction, Jack Williamson. A sa suite, le groupe insiste sur les implications éthiques de ce processus. Pour sa part, Bernard Convert ouvre les débats sur l’ingénierie globale qui consiste à faire d’une planète toute entière un objet technique, et pose les distinctions sémantiques fondamentales entre les mots “colonisation” et “terraformation”, en convoquant la discussion idéologique qui sous-tend la magistrale Trilogie Martienne de Kim Stanley Robinson. Il fait le point sur les recherches en climatologie et le débat finit par se porter sur l’impact social de l’ingénierie globale. Passer des “déserts rouges” aux “vertes collines”, c’est surtout adapter des pratiques sociales enracinées à des sociabilités nouvelles qui naissent des révolutions techniques.
Enfin, le dernier jour, le lundi 13 juin, le mathématicien Jean Dhombres, habitué des journées interdisciplinaires S&F de Peyresq, propose une session à la fois très scientifique et d’une poésie remarquable intitulée “Excentricités et mystères cosmographiques” qui revient à Johannes Kepler et à son analyse fouillée des excentricités de l’orbite martienne, en montrant autant la précision de son raisonnement scientifique que le poids du contexte politique qui était celui de sa découverte. Kepler invente, littéralement, une nouvelle manière d’écrire la science dans son Astronomia Nova (1609), en utilisant la notion de “point de vue”. A l’appui de figures tirées de l’ouvrage, Jean Dhombres offre à l’assemblée des peyrescans, un voyage mathématique vers Mars, vraiment inoubliable.
Ugo Bellagamba, auteur de science-fiction et historien des idées politiques modère la dernière session martienne, qui porte sur la possibilité d’envisager la planète rouge comme “Un monde vierge pour réinventer la politique”. Il choisit, en s’éloignant d’un modèle éprouvé, mais avec l’assentiment de tous les participants présents, de proposer un “jeu de rôles” destiné à faire émerger, par le dialogue et l’imagination de chacun, la spécificité (supposée) des enjeux sociétaux et des jeux de pouvoir dans un cadre purement martien, marqué par la limitation des ressources (en s’inspirant de l’état de la colonisation martienne qui prévaut dans le premier volume de la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson intitulé Mars la Rouge).
Les cinquièmes journées se finissent par un bilan prospectif qui manifeste une volonté tout à fait générale d’une réitération des journées interdisciplinaires “Sciences & Fictions”, pour l'année 2012. Le thème choisi est “Intelligence artificielle”, et les détails du programme seront fixés ultérieurement.
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