Un résumé chronologico-thématique des quatre journées rendra sensible, plus qu'un simple programme, la variété des thèmes abordés.
Après une biographie critique, présentée par Roger Bozzetto, la première question abordée, dans la session matinale du jeudi 15 mai, modérée par Eric Picholle et intitulée “La personnification de l'objet technique : stratégie narrative ou cognitive ?”, est celle du rattachement de l'œuvre de Kipling, en particulier ses nouvelles, à une sorte de « proto-science-fiction » centrée sur l'enchantement de l'objet technique. Dans “Les Bâtisseurs de pont” (1898), Kipling confronte deux puissances très diverses : celle du pont et celle des dieux. La personnification de l'objet technique y intervient, puisque “la silhouette noire qui s'élève” défie la Mère Gunga qui, par sa crue, tente de faire céder les piles et les rivets du pont. On peut également envisager ce texte comme l'esquisse d'une mythologie moderne : celle de l'ère industrielle où l'ingénierie des hommes, surtout la compétence technique des Anglais, est capable de rivaliser avec la puissance ancestrale des divinités de l'Inde. Dans “Le Navire qui trouva sa voie” (1896), Kipling va plus loin encore : optant pour une présentation “organique” de l'objet technique, dont toutes les pièces dialoguent avant de se fondre en une conscience unique, il suscite une empathie avec le lecteur, et identifie les enjeux narratifs de la science-fiction à venir. Stratégie narrative, certes, mais également cognitive, en ce qu'elle facilite la compréhension interne de l'objet technique par le lecteur. En l'animant, Kipling rend le navire moins complexe, moins déroutant, accessible à l'esprit du lecteur, qui, s'il ne sera pas en mesure de le reconstruire, pourra se familiariser avec cet objet, et développer sa culture technique. Il en va de même dans “Sans Fil” (1902), dans lequel Kipling opère un lien inattendu, typiquement science-fictionnel, entre deux phénomènes a priori distincts : la transmission par ondes hertziennes et l'inspiration poétique. S'il faut toutefois reconnaître qu'il y a là, surtout, un jeu sur les mots de la science, plutôt qu'une maîtrise technique, Kipling reste incontestablement l'un de ces auteurs capables d'enchanter un manuel technique. S'il communique l'émerveillement qui naît de la fréquentation des objets techniques, Kipling semble très réticent, en revanche, à extrapoler sur le futur. “Dans la Malle de Nuit” (1905) et “L'Enfance de l'air” (1912), sont les deux seuls textes véritablement spéculatifs du corpus réuni pour ces journées d'étude.
Une soirée cinématographique, centrée sur les adaptations des œuvres de Kipling et la diffusion de L'Homme qui voulut être roi (1975, John Huston), clôt cette première journée.
Le lendemain, vendredi 16 mai, dans une session thématique intitulée : “SF : fiction spéculative ou merveilleux scientifique ?”, la modératrice, Sylvie Denis, définit les paradigmes fondateurs du genre « science-fiction » et oriente les débats sur la nature du merveilleux chez Kipling. Il est constaté que l'exotisme de son œuvre est avant tout une question de point de vue : il a toujours voulu écrire d'abord pour les anglo-indiens, accoutumés aux merveilles de l'Inde. En dépit des apparences, Kipling n'est pas un créateur de mondes imaginaires, mais beaucoup plus un observateur du réel. Et son merveilleux, bien qu'il s'exerce sur des objets techniques, est en parfaite adéquation avec son époque. En ce sens, Kipling est un “moderne” au sens plein du terme : il chante la nouveauté de techniques sur la généralisation desquelles, en post-modernes, nous glosons sans fin. Sur le plan purement scientifique, Kipling, en esprit de son temps, se montre tout à la fois séduit et sceptique quant aux “sciences de l'esprit”, notamment l'hypnose (cf. Kim (1901), dont la formation fait la part belle à cette technique et aux moyens de s'en préserver), tout en considérant tous les médium comme des imposteurs. Il n'en reste pas moins que Kipling, s'il fait preuve d'une indiscutable acuité technique, n'est pas un esprit scientifique : dans ses nouvelles, il se garde bien de s'aventurer dans des descriptions ou des explications poussées, et préfère jongler avec les possibilités des sciences appliquées, plutôt que d'en faire une didactique rigoureuse. En ce sens, il adopte une “perspective anomalique” et fait œuvre d'auteur de science-fiction avant l'heure : mêlant psychiatrie et vitesse, marées et physiologie, radiophonie et poésie, il associe des contraires, se joue des sophismes, et fait jaillir la magie du quotidien. Il consacre, littéralement, la technique comme un nouvel “objet littéraire”, sans verser dans le didactisme d'un Jules Verne ou l'ampleur spéculative d'un Herbert G. Wells. Il reste clair à ses contemporains et met en scène, avec justesse, la manière dont la technique vient “enchanter” leur quotidien, en bousculant leurs habitudes.
La session thématique suivante, “l'Epopée, moteur de l'imaginaire scientifique collectif”, modérée par Ugo Bellagamba, prolonge la réflexion sur un plan plus strictement narratif. La nature épique des œuvres de Kipling est examinée. Il apparaît d'emblée que Kipling chante bien plus l'épopée de l'empire britannique que celle de la technique en elle-même, qui ne vient que justifier, voire pérenniser la domination britannique. La session glisse vers une réflexion plus théorique sur la nature de l'imaginaire scientifique collectif. Les profondes différences qui existent entre l'Angleterre et la France, dans la perception même des productions de la recherche scientifique, montrent la difficulté de cerner cette imaginaire scientifique collectif, alors même qu'il repose sur des connaissances largement partagées. Remontant jusqu'à La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, l'identification de la modernité met en lumière la parfaite adéquation de l'œuvre de Kipling à son temps, et à sa culture anglaise. En ce sens, il apparaît mériter le titre d'auteur de science-fiction, puisque son oeuvre porte témoignage, sous couvert d'imaginaire, de préoccupations et d'aspirations datées. Enfin, dans une dernière partie, la session permet de mesurer l'appropriation, certes tardive, mais appuyée, de l'œuvre de Kipling par la communauté des auteurs de science-fiction, notamment ceux anglosaxons. Outre Robert A. Heinlein (dont l'œuvre majeure servait d'instrument de travail aux participants de l'édition 2007 des Journées S&F de Peyresq), ils sont nombreux, de John Brunner à Gene Wolfe, à rendre un hommage vibrant à cette “étoile à part” qu'est Rudyard Kipling.
Le samedi 17 mai, si l'après-midi est consacrée à des promenades libres, ou à des débats sur la terrasse, hors de toute contrainte thématique, la session de la matinée s'inscrit dans le prolongement direct de celles de la veille : “Y a-t-il un imaginaire scientifique national ?”. Modérée par Simon Bréan, elle débute par le constat de la diversité des approches scientifiques nationales et, parfois leur opposition : dans Le Déclin de la Science (1830) de Charles Babbage, l'inventeur de la machine à différences fustigeait déjà les mauvaises pratiques anglaises et louait l'esprit cartésien français. Il est constaté que des théories scientifiques peuvent devenir des valeurs nationales, comme la devise du Brésil, “ordem e progresso”, tout droit extraite d'Auguste Comte. Outre la différence, précédemment évoquée, entre les politiques nationales de la Recherche, il arrive que certaines découvertes essentielles fassent l'objet d'appropriations localisées. Les participants en reviennent à Kipling, à travers l'étude de “L'Œil d'Allah” (1926), uchronie dans laquelle l'auteur évoque l'accélération qu'auraient pu apporter les sciences arabes (en fait, perses) à l'Occident chrétien. Le débat se clôt sur l'imaginaire scientifique populaire et ses diverses expressions : Star Trek, archétype des séries de science-fiction d'outre-atlantique (première diffusion en 1966) a clairement véhiculé les concepts de frontière et de mission civilisatrice qui sont au cœur de la culture politique américaine.
La dernière session thématique, au matin du dimanche 18 mai, porte, et c'est désormais une tradition, sur les moyens de “Créer un désir de science chez les jeunes ?”. Claude Ecken, modérateur, évoque les travaux de Pierre Léna et le programme « La main à la pâte », dont la vocation est de remettre les enfants au contact des pratiques scientifiques essentielles, de façon ludique et expérimentale. Claude Ecken propose de réfléchir à la manière dont on peut susciter un « désir » de science, et comment Kipling y parvient dans ses fictions : dans Histoires comme ça (1902), ensemble de contes animaux destinés à sa fille de quatre ans, Kipling entretient la curiosité de l'enfant pour le réel en produisant des cosmologies fantastiques qui sont acceptées le temps d'une “suspension d'incrédulité”, consubstantielle à la science-fiction. L'enfant éprouve ensuite un second plaisir, non plus dans l'évasion, mais dans la recherche de la véritable explication. Le débat se porte ensuite sur les productions audiovisuelles et les ambitions didactiques qu'elles peuvent véhiculer. La série animée, Il était une fois l'Homme... (produite par le Studio Procidis dans les années 1980) assume pleinement sa fonction de vulgarisation, et, plus récemment, les Manga Science (2005) de Yoshitoh Asari expliquent en images et termes clairs, la conquête de l'espace. Une fois encore, l'enseignement ne peut qu'être l'une des modalités du rapport à la science et la fiction trouve ici sa pleine justification. La session se termine par la lecture d'un des contes de Kipling, offerte par Claude Ecken, Le chat qui s'en va tout seul...
A l'heure du bilan et des perspectives, le principe de la pérennisation des journées interdisciplinaires “sciences & fictions” de Peyresq est validé à l'unanimité. Les troisièmes journées, en mai 2009 auront pour thème la notion de “subjectivités collectives”, dégagée par Gérard Klein. Et, bien entendu, la publication des Actes des Deuxièmes Journées est annoncée aux éditions du Somnium. A paraître en avril 2009, le volume comprendra une synthèse générale, des articles de fond, et plusieurs nouvelles de Rudyard Kipling dans une traduction inédite.
La Conscience malheureuse - Titanic
Organisation : |
Société d'étude Benjamin Fondane (France et Israël) |
Coordinateur : |
Monique Jutrin |
Dates : |
14 au 22 août 2008 |
Internet : |
www.fondane.org |
Participants : |
Bruce Baugh (Ca), Eric de Lussy (F), Aurélien Demars (F), Willy Estersohn (B), Michaël Finkenthal (IL), Alice Gonzi (I), Claire Gruson (F), Dominique Guedj (F), Monique Jutrin (IL), Till Kuhnle (D), Hélène Lenz (F), Mircea Martin (Ro), Evelyne Namenwirth (B), Geneviève Piron (CH), Margaret et Serge Teboul, Laure Warney (F), Lucy et Isi Zultak (F). |
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Compte rendu :
La Conscience malheureuse
Titanic
Œuvre dense, véritable somme de la pensée de Fondane, La Conscience malheureuse, a fait l'objet d'études diverses, mais n'a jamais été considérée dans son ensemble. Nous avons abordé cette œuvre dans une perspective aussi large que possible, et tenté de saisir la pensée centrale de ce texte. Car c'est toute une conception de la philosophie qui est remise en cause : "Qu'est-ce qu'un philosophe pour lequel la liberté ne commence que là où la connaissance finit ?" interroge Fondane dans sa préface.
Comme nous n'avons pu étudier tous les aspects de cette œuvre, nous avons décidé de poursuivre notre discussion au cours du séminaire 2009.
Titanic, recueil poétique publié un an après La Conscience malheureuse, n'a lui non plus jamais été examiné dans son ensemble. Nous nous sommes interrogés sur sa genèse, sur sa structure particulière et sur la place qu'il occupe dans le Mal des fantômes.
Les exposés seront publiés dans les Cahiers Benjamin Fondane.
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Inauguration de l'espace Benjamin Fondane à Peyresq
L'espace Benjamin Fondane a été inauguré le dimanche 17 août 2008, à l'emplacement des séminaires de plein air, à côté de Vinci.
Allocution de Monique Jutrin :
A la fin du texte que Fondane écrivit en 1920 après une visite au cimetière de Jassy, il évoque le souvenir de son père qui y était enterré. Il ajoute qu'un jour d'autres viendront le retrouver lui-même dans ce cimetière. Fondane ignorait alors qu'il n'aurait pas de sépulture.
C'est pourquoi nous avons œuvré pour que son nom s'inscrive dans certains espaces : la pose d'une plaque commémorative au 6 rue Rollin, en novembre 1999 et la création d'une Place Benjamin Fondane au début de la rue Rollin en mai 2006.
A l'issue de l'inauguration de cette place, la mairie de Paris offrit à la Société Benjamin Fondane une réplique de la plaque. C'est alors que je proposais à Mady Smets de la poser à Peyresq.
Pourquoi un espace Benjamin Fondane à Peyresq? Etant un esprit libre, à dimensions multiples, Fondane se serait entendu avec le seigneur de Peyresq. De plus, il aurait aimé ce lieu, et s'il y avait séjourné durant les années de guerre, son destin eût été différent.
Nos plus vifs remerciements à Mady Smets, à Jean Vancompernolle, et à tous ceux qui ont permis la réalisation de ce projet.
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